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Créée dans le passage du XVIIIe au XIXe siècle, l’oeuvre La Maja nue (La Maja desnuda) est un magnifique travail de Goya, un coups de pinceau sur toile encore visible au musée du Prado à Madrid. Cette œuvre dégage une aura mystérieuse qui fascine le public en réaffirmant le motif traditionnel du nu féminin pour représenter un corps féminin autonome et confiant.
Dans un espace ténébreux et ambigu qui défie toute perception de lieu ou d’heure, se dresse un portrait complet d’une jeune femme dénudée, gisant sur un canapé en velours vert, entourée de coussins et d’une courtepointe, qui regarde directement le spectateur. C’est précisément ce que dépeint Goya avec son travail pétrolierLa Maja nue.
La protagoniste à l’air coquin tient sa tête d’une manière particulière en croisant ses bras, imitant une sculpture grecque du IIe siècle, Ariadna dormida. Elle présente une silhouette voluptueuse et pulpeuse, avec des seins déployés et des jambes légèrement fléchies. Les courbes généreuses de ses hanches et de ses cuisses bien galbées constituent un prélude à la luxuriance de sa chair.
Le corps de la jeune femme traverse diagonalement la toile. Lorsqu’on l’observe de gauche à droite, de ses pieds jusqu’à son visage, on se laisse captiver par son ventre et son nombril, qui deviennent le centre visuel de l’œuvre. Un détail qui peut paraitre insignifiant amplifie cette centralité : Goya a osé dépeindre les poils pubiens de son modèle, une particularité extrêmement insolite à cette époque, souvent associée à l’obscénité.
Ces détails, bien que distinctement montrés, ont créé une onde de choc auprès de l’audience du XVIIIe siècle, à une époque où l’inquisition espagnole rejetait même les nus mythologiques.
L’examen plus attentif du visage du modèle nous révèle des joues rosées et un sourire malicieux, complétés par un regard pétillant, qui semble titiller l’observateur. Par conséquent, cette jeune femme affiche un air audacieux et provocateur.
Le positionnement de sa tête est légèrement décalé par rapport au reste de son corps. Son cou a l’air rigide et non relâché, en opposition à la détente qui se dégage de son torse et de ses cuisses. Ce maintien tendu met en lumière une femme malicieuse, voire audacieuse, qui expose délibérément sa féminité sans aucune gêne, tout en maintenant un regard fixe et en affichant un sourire satisfait.
Quand héritages artistiques côtoient l’innovation
Avec une acuité analytique accrue, on peut discerner que Goya a façonné sa figure féminine animé par la minutie du dessin. Le maître de pinceau a fait pencher la balance en faveur du trait sacrifiant la couleur. Cela dit, il a loin d’avoir banalisé cette dernière. En réalité, le tableau se laisse dominer par un éventail de teintes froides, dont le marron du mur arrière-plan, auquel répliquent des nuances verdâtres en contraste avec la blancheur du linge où se repose la maja, sans oublier la palette de rosés nacrés perceptible sur le corps de la jeune femme, particulièrement ses joues rosâtres. Armé par des codes de la peinture néoclassique, Goya orchestre une dualité entre teintes obscures et claires, pour mieux enrober sa toile d’une douce chaleur.
Un trait d’union harmonieux, la jeune femme semble évoquer le souffle des œuvres du Titien (Vénus d’Urbin, 1538) ou de Diego Velázquez (Vénus à son miroir, entre 1647 et 1651), deux illustres peintres qui ont sublimé la nudité de la déesse Vénus dans leurs toiles. À l’instar de ces deux immenses artistes, les lignes dessinant la maja sont vigoureusement tracées et distinctes, même si elles demeurent délicates au regard de l’œuvre globale de Goya. Par rapport aux lignes qui définissent la silhouette de la jeune femme, celles utilisées pour esquisser la dentelle des oreillers et les draps présentent une finition plus subtile et moins élaborée.
La protagoniste féminine : au cœur de l’œuvre
Il est flagrant que Goya a opéré une série de choix délibérés pour faire jaillir sa protagoniste féminine du tableau. Il a particulièrement soigné le rendu de sa peau et a joué avec les ombres pour sculpter ses formes voluptueuses et chargées de sensualité. En trônant au premier plan, la jeune femme s’impose : elle est clairement mise en valeur par une lumière mystérieuse qui semble surgir hors du tableau. Cette luminosité irréelle nimbe la beauté nue et fait miroiter la peau de sa poitrine et de son ventre, accentuant la lascivité de sa pose et de son attitude.
L’aura de désir qui émane de cette figure se démarque radicalement du reste de la scène, composée d’un fond brun, neutre, et d’un environnement presque désert. Cela crée un jeu de clair-obscur remarquable qui met en lumière un corps féminin affranchi de tout voile. Le choix de Goya laisse à son spectateur peu de distractions : son attention est irrésistiblement attirée par le sofa vert et par l’éclat du corps qui repose dessus. En choisissant de placer au centre du tableau les poils de son sexe et le nombril de la maja, Goya parvient à mettre subtilement en lumière la ligne féminine qui relie ces deux points. Il parvient ainsi à illustrer toute la sensualité de la jeune femme avec une douce luminosité qui sublime les courbes de sa silhouette.
Le Nu féminin : Une manifestation d’indépendance artistique et sociale
Lorsqu’un artiste trace ses premiers traits, il se tourne naturellement vers les point de références de la littérature de l’époque, comme les classiques adoptés par l’école vénitienne. On pense notamment aux représentations de Vénus, divinité lascive et comblée dans son lit, d’après les tableaux de Titien et Diego Velázquez. Cependant, il y a un audacieux défi qui s’insinue ici: une volonté de présenter désormais le corps nu comme un objet de désir exprimé sans ambiguïté.
Le mot « maja », provenant des quartiers populaires de Madrid, exprime l’idée du « beau ». En choisissant de dépeindre un tel sujet, Goya ne portraitise pas une entité divine ou mythologique comme le voudrait la tradition de la Renaissance, mais une femme réelle. Pour lui, c’est un moyen de reconsidérer le discours autour de la nudité.
Ce sentiment d’émancipation repose également sur l’absence totale de signes conventionnels religieux, de marques visuelles habituelles associées à la déesse Vénus, comme c’est le cas dans la Vénus du miroir de son précurseur Velázquez. De même, la posture de la jeune femme est farouchement provocatrice. Étendue sur un futon vert et non le lit blanc traditionnel, l’expression de son visage est celle d’une femme qui fièrement détourne le regard. Elle incarne la confiance, une posture en parfaite opposition avec l’humble attitude attendue des figures féminines de la Renaissance.
Et ne vous attendez pas à trouver une moralité prêchée au prétexte de la création. Contrairement à L’Enlèvement des Sabines, réalisé par Giambologna entre 1574 et 1582, aucun élément de ce tableau ne justifie son contenu à des fins moralisatrices. De façon encore plus audacieuse, Goya dépeint ce qui est généralement considéré comme répréhensible, en dévoilant les poils pubiens du premier nu féminin consigné dans l’art.
Une compagne habillée, soulignant la dimension sensuelle de la maja
Il s’avère fascinant d’établir une comparaison entre La Maja nue et son successeure, La Maja vêtue (La Maja vestida), interprétée par Goya durant les années 1802 à 1805. L’artiste utilise le même modèle, adoptant une pose identique, évoluant dans le même cadre que dans sa réalisation de 1800. Ce qui est particulièrement intéressant dans cette version habillée de la Maja, c’est son hommage rendu aux traditions d’illustration de cette catégorie de femmes issues des classes populaires, qui étaient réputées pour accorder un soin particulier à leur apparence par le biais de vêtements ostentatoires. A l’origine conçue pour dissimuler la nudité du tableau précédent, cette compagnie vestimentaire convoque l’imagination du spectateur en suggérant l’éventuelle émancipation de ses vêtements, grâce à un mécanisme ingénieux. L’apparition de la Maja nue est ainsi soulignée, renforçant définitivement l’essence profondément sensuelle de ce personnage.
La représentation du corps féminin par Francisco de Goya dans son œuvre La Maja Desnuda (La Maja nue) offre à voir une vision avant-gardiste, sensuelle et teintée d’érotisme. Elle dépeint la femme dans une réalité sans enjolivements ni idéalisations.
En jouant à la fois avec les codes traditionnels du nu féminin empruntés à de grands maîtres tels que Velázquez ou Titien, et en y ajoutant une touche personnelle où l’érotisme et la désirabilité sont des composants essentiels, Goya a réécrit les règles de la peinture de nu. Cette subversion ne s’est pas faite sans soulever quelques controverses. Mettant les pieds dans le plat des normes morales de l’époque, Manuel Godoy (Secrétaire d’État espagnol entre 1792 et 1798) avait commandé l’œuvre pour son usage privé. Par la suite, le tableau, démasqué en 1807 par Ferdinand VII, fut confisqué et censuré par l’Inquisition en 1814 sous l’accusation d’être « obscène ».
Malgré cette controverse dans l’Siècle d’or espagnol, l’audace de Goya aura des échos dans le futur de la peinture. Ainsi, de nombreux artistes réalistes et impressionnistes du XIXe siècle puiseront dans cette nouvelle conception du nu féminin pour développer leur propre vision. L’Olympia d’Édouard Manet, peinte en 1863, illustre parfaitement cette influence. Elle présente une femme aux formes généreuses et au regard assuré dirigé vers le public, évoquant clairement la Maja nue de Goya.