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La Coupe du monde de football 2022, ou comment le Qatar tente de redéfinir la sémantique de l’art de la négociation

L’attribution et l’organisation de la Coupe du monde 2022 au Qatar mettent en lumière l’émergence récente de cet émirat et son ambition de s’imposer comme un acteur clé des prochaines décennies.

« N’expliquez jamais les raisons pour lesquelles vous prenez une décision : la décision peut être bonne et les raisons mauvaises ». Tel est l’un des préceptes cardinaux appliqués et légués par Charles Maurice de Talleyrand-Périgord, brillant diplomate français et maître dans l’art de la négociation. Cette recommandation terriblement machiavélienne peut heurter notre sensibilité contemporaine, dans laquelle consensus, concorde et paix sont revendiqués et mis en avant par les instances régulatrices de l’ordre international. Néanmoins, ces revendications harmonieuses et pacifiques dissonent en considération de la politique ambitieuse de l’émirat qatari ces dernières années.


Une ascension fulgurante et jalousée

Modeste bras de terre au mode de vie traditionnel et archaïque durant la majeure partie du XXe siècle, l’émirat qatari fait le choix de l’indépendance pleine et entière au moment du retrait des autorités britanniques en 1971. Cette décision cruciale a été à l’origine d’un ressentiment croissant de la part des autres puissances arabes régionales. Elle prélude une ambition claire : imposer ce nouvel État dans l’ordre international comme une puissance politique et économique de rang mondial.

La mise au jour de vastes gisements gaziers offshore au large du Golfe persique rend possible ce qui n’apparaissait jusqu’à présent que comme un rêve chimérique, illusoire et fantasmé. D’un territoire hostile et méprisé, le Qatar tente d’infuser dans toutes les consciences son partenariat comme incontournable et indispensable. À cette fin, il investit sans compter dans tous les secteurs, des musées aux clubs de sport, de la diplomatie aux contrats militaires. Ce vaste projet est mis en œuvre par la centaine d’oligarques qataris gravitant autour de la famille régnante du Cheikh Tamim Al-Thani, qui mène une politique claire sur la base de moyens d’actions contestés et parfois illégaux, mais terriblement efficaces.


Influence et contre-influence du Qatar et de l’ordre international

A l’image de tout acteur émergent souhaitant s’insérer dans un milieu normé, le Qatar se doit nécessairement de maîtriser ces codes spécifiques avant même d’entreprendre de les faire évoluer, afin de se doter d’une légitimité incontestable et de maîtriser ces spécificités. Sur cette base, il a adopté les normes culturelles occidentales, imposées et promues par les institutions internationales, afin d’être intégré et reconnu. Concrètement, à l’approche du début de l’édition 2022 de la Coupe du monde de football, l’émirat a sensiblement amélioré, du moins en théorie, la condition des minorités ethniques majoritaires et le statut des femmes. L’exemple de la sheikha al-Mayassa, sœur de l’émir du Qatar, illustre cette ambition de réformes modernisatrices particulièrement active dans le domaine de la culture. Cette princesse qatarie a effectivement été propulsée directrice de l’Autorité des musées de l’Art avec un budget annuel d’un milliard de dollars USD.

Dans le même sens, l’émir du Qatar adopte le costume occidental à l’occasion de ses visites officielles à l’étranger dans les pays occidentaux, alors qu’il conserve la tenue traditionnelle bédouine en son royaume. Ce nouvel exemple permet de distinguer l’émirat qatari de l’ancien dictateur libyen Mouammar Kadhafi, dont le souvenir de sa tente bédouine marque encore le pavé du palais de l’Elysée à l’occasion de sa visite officielle en France, sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Il n’avait effectivement pas hésité à entrer en rupture avec les schèmes culturels occidentaux en installant un campement traditionnel bédouin au cœur de la capitale, dédaignant ainsi les coutumes de son hôte français.

L’émir du Qatar et sa femme (à gauche) en tenues occidentales lors d’une visite en Espagne. Source : Histoires Royales

Dans le même temps, le Qatar tente de réformer les schèmes culturels et politiques promus par les institutions internationales, avec lesquels sa culture entre en concurrence voire en contradiction. De nouveau, la sheikha al-Mayassa n’hésite pas à s’afficher portant la tenue traditionnelle de l’abaya, revendiquée comme un « signe d’affirmation culturelle » par la princesse qatarie. Cette volonté politique repose sur la culture de l’espoir du monde arabique, singulièrement le Qatar, de s’affirmer comme acteur clé dans l’ordre international en cours de recomposition.

Tous ces exemples convergent à mettre en exergue une politique originale, montrant que le Qatar influe autant sur les principaux acteurs et institutions internationaux qu’il ne subit lui-même dans le même temps une inflexion culturelle. L’histoire apporte un éclairage particulier sur cette politique qatarie ambitieuse. A travers l’exemple du costume, il entend infuser une nouvelle norme, héritée de son histoire pluriséculaire bédouine, arabe et musulmane. Ce processus généralisé d’évolution des mœurs s’inscrit dans la durée, s’expliquant par l’ancrage profond et durable de cette norme occidentale dans les consciences de chacun et son entretien par les institutions internationales. De la même manière, la Chine maoïste des années 1950 proposait un modèle alternatif avec son typique col Mao, en rupture avec le costume occidental. L’objectif était autant politique que culturel. Il consistait aussi bien à donner une certaine consistance à la politique impérialiste communiste chinoise que remettre en question les normes de l’Occident.

En somme, le Qatar adopte une position tempérée mais non moins claire et ferme de remise en question progressive des normes occidentales. La Coupe du monde de football 2022 offre une opportunité inédite de mettre en œuvre son ambition dans une nouvelle dimension.

La Coupe du monde de football 2022 : symbole révélateur de la politique réaliste qatarie

Organiser un événement de rayonnement international suivi par plusieurs milliards de personnes partout à travers le monde n’est pas sans exigence préalable. Très convoitée, l’attribution de la Coupe du monde est aussi source de profondes mutations pour le pays hôte. Tout comme le Brésil en 2014, l’émirat qatari cherche à confirmer son ascension par l’organisation d’un événement phare. A cette fin, le Qatar se distingue du Brésil par des ressources aussi riches que variées, avec un budget revendiqué de 220 milliards de dollars soit près de quinze fois plus que le Brésil. Il s’agit d’une somme inédite déboursée depuis la première édition en 1930.

Ce budget d’apparence illimité a été particulièrement mis à contribution dans l’objectif de se voir desservir l’organisation de la Coupe du monde par la FIFA. Opposé notamment aux Etats-Unis, le Qatar ne partait pas favori. Les pronostics semblaient unanimes, la première puissance mondiale succéderait à la Russie en 2018 pour l’accueil du prochain mondial. Mais au soir du 2 décembre 2010, coup de tonnerre au siège de la FIFA ! Le Qatar s’impose sur ses quatre concurrents et se voit attribuer la Coupe du Monde 2022.

La joie de l’ancien émir Hamad ben Khalifa Al Thani au moment de l’attribution de la Coupe du Monde au Qatar. Source : Eurosport

Ce renversement de situation n’est pas exempt d’interrogations sur le processus d’attribution. Échange de bons procédés avec le président de la République française Nicolas Sarkozy en 2010, corruption du cadre de la FIFA Michel Platini, influence massive des cadres décisionnaires… Nombre d’éléments semblent converger vers une conclusion univoque. Le Qatar a eu recours à des moyens d’actions contestables, voire illégaux dans la poursuite aveuglante de se voir décerner l’attribution de la Coupe du monde, au mépris des normes et lois régulant cette procédure.

Cependant, l’attribution de la Coupe du Monde 2022 constitue bien moins le déploiement de moyens exceptionnels à une fin particulièrement convoitée que la mise en lumière d’une politique généralisée de redéfinition de l’art de la négociation. En ce sens, la corruption et la politique de cadeaux n’apparaissent que comme des leviers d’influences parmi d’autres à la disposition de l’émirat qatari. De surcroît, celui-ci tente d’imposer ses schèmes culturels et politiques aux instances internationales et autres acteurs clés à mesure que son influence et sa puissance ne s’accroissent.

Plus globalement, il faut bien comprendre que le Qatar répond à une logique historiquement et sociologiquement éprouvée, à savoir l’emploi de ressources colossales et diversifiées à la seule fin de s’intégrer comme puissance indispensable dans le nouvel ordre international en cours de restructuration. Cela s’explique beaucoup plus facilement par le fait que son émergence est récente et encore instable. C’est ainsi qu’il faut alors comprendre la diversification des secteurs d’activités de l’oligarchie qatarie, de l’accueil des négociations entre Talibans et Américains en 2020 à Doha à la création de la chaîne sportive qatarie BeIn Sports en 2012. Ils constituent autant de moyens de consolidation et de pérennisation de son ascension que son insertion récente aux contacts des puissances majeures. Reste à évaluer les limites de cette ambition et à déterminer le niveau de témérité de cet émirat, dont l’ascension fascine autant qu’elle intrigue et effraie.

Matis Williot

Matis Williot

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