Dans le premier épisode de cette série mêlant philosophie et arts en tout genre, On’ proposait de s’intéresser à la notion même d’âme sœur et à la naissance de cet amour. Cette semaine, on poursuit la réflexion en s’interrogeant sur l’irremplaçabilité de l’être aimé.
Quelle est la différence entre les âmes en peine tombant dans un mal-être à la suite d’une rupture sentimentale, pour qui l’amour sans l’élu de leur cœur n’est plus qu’une quête vaine comme Whitney Houston l’affirme dans I will always love you, et les êtres remplaçant les amours précédents avec la même fougue et la même intensité qu’ils ont pu éprouver auparavant ? Autrement dit, quelle est la différence entre Les souffrances du jeune Werther de Goethe et l’insouciance du Don Juan de Molière ? Quelle est la différence entre le cri désespéré de The Righteous Brother dans Unchained Melody et le Oh Pretty Woman de Roy Orbinson qui nous invite à le suivre dans sa déambulation pour séduire une passante dont il ignore tout sinon son physique ? Cela se joue-t-il du côté de la moralité ? Y aurait-il des êtres, par nature, plus moraux ou fidèles que les autres, donnant à certain l’appellation de « romantique » et à d’autres l’appellation de « coureur de jupons » ? La réalité peut-elle se situer au niveau du langage, voire du métalangage, et de l’usage de nos mots pour décrire l’être aimé ?
Les langues de l’amour
Selon certains auteurs, comme Ruwen Ogien dans Philosopher ou faire l’amour, l’irremplaçabilité de l’être aimé pourrait être comprise par des questionnements d’ordre sémantique. En effet, le problème sémantique de l’irremplaçabilité est celui des moyens linguistiques qui sont à notre disposition pour désigner un individu unique non-interchangeable. Ogien distingue à cet égard l’attitude descriptive et l’attitude causale historique pour faire référence à un individu singulier. La première revient à décrire un individu en fonction des qualités dont il est supposément le seul à disposer, à l’instar de « l’homme le plus rapide du monde » pour caractériser Usain Bolt. Or, si par le plus grand des hasard Usain Bolt se trouve dans la même pièce que nous, nous pourrions dire « l’homme à côté de la fenêtre qui boit du champagne ». Ici, ce serait une approche de type causale historique, dans la mesure où elle implique moins une connaissance de ses qualités qu’une chaîne que nous pouvons retracer entre les personnes ayant eu un lien direct, physique, perceptuel à cet individu et nous-même.
Cette opposition formalisée par Bertrand Russel a des implications dans les théories de l’amour. En effet, les personnes usant d’un descriptivisme auront tendance à réduire un individu à une collection de qualités (les yeux bleus, les cheveux blond…), et à le considérer de facto comme remplaçable par une autre qui possède les mêmes qualités, voire qui en est plus dotée. À l’inverse, celles qui ont tendance à endosser une attitude causale historique seront plus disposées à donner à la personne aimée un statut d’irremplaçabilité. Cette hypothèse a été examinée par Christopher Grau et Cynthia L.S Prury dans Attitudes Towards Reference and Replaceability.
Clara Luciani dans Le Reste propose une illustration d’un descriptivisme patent (« Je ne peux pas oublier ton cul et grain de beauté perdu sur ton pouce et la peau de ton dos. ») qui ramène son ancien amour à une collection de qualités fantasmées ou non. C’est cette attitude qui lui permet de « passer à autre chose » et de ne garder que les bons souvenirs de sa précédente relation.
À l’inverse Jacques Brel dans son Ne me quitte pas est en proie à une attitude causale historique qui ne ramène pas la personne aimée et idéalisée, à de nombreux égards, à une collection de qualités mais l’érige en objet absolu de perfection et multiplie les évocations de liens directs avec cette personne, qui sont propres à l’attitude causale historique (« Je me cacherai là, à te regarder, danser et sourire. » jusqu’à devenir « l’ombre de son chien »).
Les implications morales du problème sémiologique de l’amour
La question, sous-jacente à ce questionnement d’ordre sémantique et à l’examen de ces implications, serait de savoir si l’on aime des personnes ou les qualités de ces dernières ? En somme, y a-t-il quelque chose d’irréductible en chacun de nous, un moi profond, qui permettrait de nous distinguer d’un clone parfait ? En cela, faut-il être du côté de Clara Luciani ou du côté de Jacques Brel ?
Dans le mythe antique d’Alcmène, Zeus séduit la femme de celui-ci, Amphitryon, en en prenant l’apparence. Ce mythe pose les questionnements suivants : peut-on aimer un clone de l’être aimé puisqu’il possède toutes les qualités de celui-ci ? De plus, supposons que Zeus passe la nuit avec Amphitryon, devons-nous dire qu’elle a passé la nuit avec Zeus ou avec son mari ? Les réponses semblent moins tranchées.
Les expériences empiriques
Plusieurs enquêtes ont cherché à approcher l’intuition réelle des individus. Machery et Alii, dans Semantics, Cross Cultural Style, ont recruté 82 étudiants hommes et femmes issus pour la moitié d’une université américaine et pour l’autre d’une université asiatique et dont la seule distinction réside dans le niveau d’éducation philosophique. Une série d’expériences leur est soumise afin de répondre à l’interrogation suivante : « N’est-il pas irrationnel de ne pas aimer un clone exactement autant que l’original ? ».
Les résultats de cette expérience soulignent que les Occidentaux sont davantage causalistes historiques, soit répondant par « non » à la question susmentionnée, tandis que les Asiatiques ont tendance à répondre « oui » et à être davantage descriptifs. Ainsi, les Occidentaux auraient tendance à être davantage causalistes-historiques. Si l’on applique ces résultats aux présupposés établis par les théoriciens de l’amour, les Occidentaux devraient considérer l’être aimé comme étant davantage irremplaçable que les Asiatiques. Cependant, les analyses proposées par la sociologie du couple ont tendance à être plus nuancées. De même, le lien entre causaliste historique et irremplaçabilité des êtres n’est pas nécessaire, puisque, comme l’a montré Grau et Purry, une enquête réalisée sur 162 personnes montre que les personnes causalistes historiques peuvent considérer l’être aimé comme remplaçable et que les personnes dites descriptives peuvent considérer l’être aimé comme irremplaçable.
Ainsi, l’approche sémantique peut s’avérer intéressante et révélatrice de sens, mais elle ne peut donner une réalité nécessaire et figée de l’amour ultra-sélectif. Ainsi, il convient de s’intéresser à une version non sémantique de l’approche causale historique, dans laquelle l’objet amoureux, contingent a bien des égards, devient irremplaçable avec le temps. Pour cela, rendez-vous dans deux semaines !
Benjamin Delmont
Source bannière : Deux femmes s’embrassant, © Egon Schiele
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