Face à l’accélération de la crise environnementale, l’impossible croissance verte et le caractère dérisoire des éco-gestes, la sobriété énergétique est une nécessité immédiate. Les termes du débat étant dévoyés, il est utile dans ce contexte de rappeler ce qu’est la sobriété énergétique, ce qu’elle n’est pas, et comment y parvenir.
Que recouvre vraiment la sobriété énergétique ?
La sobriété énergétique est un concept politique qui vise à réduire l’empreinte carbone par des changements de modes de vie et des transformations sociales. En effet, « les politiques de sobriété (sufficiency policies) recouvrent les mesures et les pratiques quotidiennes qui permettent d’éviter la demande en énergie, en matériaux, en terres, en eau, tout en assurant le bien-être de toutes et tous, dans le cadre des limites planétaires » (« Atténuation du changement climatique », 3e volet du rapport du GIEC, avril 2022, p.35 du résumé pour décideurs). Cette définition a été proposée par le GIEC, groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat, chargé d’évaluer la littérature scientifique disponible sur le climat afin de produire des rapports à destination des politiques. Par exemple, d’après l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), baisser son chauffage d’un degré permet de réduire sa consommation de 7%. Pour ce faire, elle publie des infographies pour réguler son chauffage (robinets thermostatiques, entretien de la chaudière, rénovation énergétique si possible).
Toutefois, si elle relève en partie de gestes individuels, plusieurs études ont démontré que ce sont essentiellement les mesures politiques (arrêter de subventionner les énergies fossiles, réduire la surconsommation, etc.) qui ont le plus d’impact. Le rapport « Faire sa part : pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique » publié en juin 2019, par Carbone 4 mentionne que les individus ne peuvent contribuer qu’à un quart des objectifs des accords de Paris, qui visent la réduction d’au moins 40% des émissions de gaz à effet de serre dans l’Union européenne d’ici 2030, par rapport aux niveaux de 1990.
La sobriété énergétique est à distinguer de l’efficacité énergétique qui désigne les moyens mis en œuvre pour baisser la consommation énergétique, tout en gardant les mêmes usages. Elle relève davantage de compétences techniques (voitures qui consomment moins, etc.).
Au cœur de la sobriété, des enjeux de justice sociale
Lorsque le GIEC définit la sobriété énergétique, il n’oublie pas de mentionner « tout en assurant le bien-être de toutes et tous », affirmant de fait que la justice sociale est une condition sine qua non à sa réalisation. Quelles sont les consommations qu’il faut réduire en priorité pour garantir un accès commun à des ressources limitées ? C’est un fait : nous ne contribuons pas dans les mêmes proportions à la destruction de l’environnement ; les inégalités de revenus et de patrimoine sont intimement corrélées aux inégalités de contribution au dérèglement climatique. D’après le dernier rapport mondial sur les inégalités, les 10% les plus fortunés en France émettent cinq fois plus de carbone que la moitié la plus pauvre de la population. Ces résultats ont été obtenus en calculant les émissions de CO2 provenant de la consommation individuelle (issues d’enquêtes sur les ménages et les émissions associées aux dépenses publiques) et d’investissements réalisés par les individus (ou par leurs banques).
En contexte de crise environnementale, la sobriété est pragmatique
La sobriété est éminemment pragmatique : elle vise à ne pas dépasser les « limites planétaires » qui remettent en cause la stabilité de la biosphère à l’échelle mondiale et, in fine, la survie de l’humanité. Ces limites planétaires ont été mises en avant par des chercheurs du Stockholm Resilience Centre en Suède, et sont au nombre de neuf : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de la couche d’ozone, l’introduction d’entités nouvelles dans l’environnement (pollution chimique), et l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère. Sur ces 9 limites, 6 ont déjà été dépassées, dont l’introduction de nouvelles substances (pollutions chimique et plastique), et l’utilisation de l’eau douce en 2022. Il ne reste plus que trois limites non dépassées : l’acidification des océans, la dégradation de la couche d’ozone et l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère.

Face à ce constat, les recommandations scientifiques sont unanimes : limiter le réchauffement climatique à 1,5 ou 2°C impose une réduction drastique de l’usage des ressources naturelles et d’énergie et par conséquent induit des transformations profondes de nos sociétés. C’est dans ce contexte d’urgence climatique que le GIEC consacre un chapitre entier sur les politiques de sobriété (« sufficiency policies ») dans le 3ème volet du 6ème rapport publié en 2022. D’après leurs calculs, ces leviers politiques et individuels visant à adopter des changements de comportements et modes de vie moins demandeurs en ressources, pourraient permettre une baisse de 40 à 70% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050. Au-delà du GIEC, d’autres organismes étudient de près des scénarios de transition énergétique : l’institut Negawatt avec le triptyque « sobriété, efficacité, énergies renouvelables », l’étude prospective « Transition(s) 2050 » de l’ADEME dont trois des quatre scénarios accordent une place importante à la sobriété pour atteindre la neutralité carbone en 2050, le gestionnaire du réseau électrique français (RTE) qui envisage dans ses scénarios, des évolutions vers plus ou moins de sobriété ou encore l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et ses 10 propositions qui inciteraient les gouvernements à baisser leur demande en pétrole et gaz face à la crise énergétique liée au conflit ukrainien.
Critique de la croissance verte et décroissance
La dernière décennie a fait la part belle à la croissance verte dans l’élaboration des politiques (cf. le Plan « France 2030 » pour réindustrialiser la France et la doter de capacités d’innovations technologiques pour répondre à des besoins croissants, avec des investissements notamment dans l’hydrogène, les véhicules électriques ou encore les avions bas carbone). Le paradigme de la croissance verte consiste à garder le PIB et sa structure en tant qu’objectif, et penser que le découplage de l’empreinte carbone par des moyens techniques suffira à atteindre les objectifs climatiques. Toutefois, ce paradigme est de plus en plus contesté. Non seulement il n’y aurait aucune preuve empirique sur l’existence d’un possible découplage de la croissance économique et des pressions environnementales mais en plus un découplage suffisant (hausse du PIB et baisse des émissions de CO2) serait impossible sans limiter la production et la consommation économique. À cela vient s’ajouter d’autres problèmes : l’augmentation des dépenses énergétiques (l’extraction des stocks nécessite davantage d’énergie et de ressource par unité de ressource extraite), le potentiel limité de recyclage, l’impact sous-estimé des services (qui a tendance à s’ajouter à celui des biens plutôt qu’à le remplacer), le fait que le progrès technologique ne vise pas les innovations qui réduisent les pressions sur l’environnement ou encore le déplacement des coûts (externalisation de l’impact sur l’environnement entre pays). De fait, un véritable découplage devrait répondre à plusieurs critères : être calculé en net (prendre en compte les importations et exportations donc parler plutôt de l’empreinte carbone que des émissions territoriales), sur le long-terme (plusieurs décennies), à l’échelle mondiale et aboutir à des résultats très rapidement pour répondre aux objectifs des Accords de Paris.
Le terme « décroissance » est apparu en France dans les années 70, pour traduire celui de « decline » dans l’ouvrage The Entropy Law and the Economic process du mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Roegen. Pour l’entendre dans le sens actuel, il faut attendre 2002 en France avec l’apparition du concept de « décroissance soutenable », et 2008 avec sa traduction anglaise (degrowth) lors de la première conférence internationale sur le sujet. Parler de décroissance suppose, à raison, que la croissance économique n’est pas un phénomène naturel. L’économie est fondamentalement politique, avec des institutions et contrats sociaux (les marchés, la monnaie, etc.). L’horizon de l’économie actuelle est le capitalisme mais les économies sont plurielles, contredisant le dicton « There is no alternative » (TINA) de Thatcher. Si la décroissance est une critique, elle est aussi une alternative à la société de croissance. Dans Ralentir ou périr, l’économie de la décroissance, l’économiste Timothée Parrique pose trois fondements théoriques de la décroissance : l’autonomie (principe de liberté qui promeut l’autogestion, la tempérance et la démocratie directe), la suffisance (principe de justice distributive où tous satisfont leurs besoins sans posséder trop au regard des limites écologiques) et le care (principe de non-exploitation et non-violence en faveur de la solidarité entre les humains et les animaux). Aussi, il met en avant des principes d’organisation économique telles que la production utile (articulée autour de la satisfaction des besoins plutôt que la recherche de profit), la simplicité volontaire (éthique de la consommation), la gratuité (le financement collectif de certains biens et services comme la santé, les transports et l’éducation). Enfin, il propose de revoir trois notions : la propriété (distribution et redistribution des richesses), le travail (moins et mieux travailler pour réduire le chômage et libérer du temps libre, meilleure répartition des tâches, etc.) et la monnaie (écosystème de monnaies alternatives, révision du crédit et de la finance tels qu’ils sont appliqués). Tel que le souligne l’ADEME dans son rapport Transition(s) 2050, la sobriété n’implique pas une décroissance de l’activité économique et des emplois mais plutôt leur redéploiement (services intensifs en emplois, agroécologie, production de biens plus durables, etc), générateurs d’emplois locaux avec une moindre empreinte carbone.
Pourtant, au vu du sablier climatique, comment expliquer la lente intégration de la décroissance dans le débat public ? Pour tenter d’y répondre, on peut citer avec humour Milton Friedman qui disait : « Seule une crise – réelle ou perçue – produit un véritable changement. Lorsque cette crise survient, les actions qui sont entreprises dépendent des idées qui circulent. C’est, je crois, notre fonction fondamentale : développer des alternatives aux politiques existantes, les maintenir vivantes et disponibles jusqu’à ce que l’impossible politiquement devienne l’inévitable politiquement ».
Aymée Nakasato
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