La montée de l’extrême droite en Europe et les attentats de 2015 et 2016 ont renversé le discours médiatique européen au sujet des réfugiés syriens. Avant tout perçus comme des victimes de la guerre civile, ils sont aujourd’hui les boucs émissaires de l’Europe de l’Ouest. Les médias ont leur part de responsabilité : un encadrement bâclé du débat public.
L’attention médiatique et la rhétorique autour d’un conflit armé peuvent sévèrement en altérer les perceptions. La guerre civile syrienne, qui a commencé en 2011, a contraint de nombreux citoyens à fuir leur pays et à voyager de longs mois pour atteindre un pays d’accueil, promesse de plus de sécurité. Au départ, les médias se sont massivement emparés du conflit, attirant alors l’attention des responsables politiques et des ONG, et créant un sentiment d’empathie chez les citoyens des pays d’accueil. Après le renversement de 2015, silence radio, sans doute y avait-il d’autres événements à couvrir ? L’Europe de l’Ouest, notamment la France et l’Allemagne, qui dénonçaient le régime de Bachar al-Assad et sont traditionnellement des terres favorables à l’accueil, affichent aujourd’hui des tendances contraires que l’on pourrait expliquer par la montée des partis d’extrême droite.
Début du conflit syrien : empathie, accueil et appel à l’aide
Juillet 2011, l’Armée Syrienne Libre se forme et lance la révolution contre le régime répressif de Bachar al-Assad. L’état d’urgence, en vigueur depuis 1963, autorise le gouvernement à implanter une censure forte et à interdire les rassemblements. La liberté d’expression est fortement restreinte et la torture devient monnaie courante. Face à ces bouleversements, certains pays du Moyen-Orient comme l’Arabie Saoudite, le Qatar ou encore la Jordanie et des nations occidentales comme la France, les États-Unis et la Turquie envoient à la Syrie leur soutien économique et un appui militaire en armement. Le conflit s’aggrave avec d’un côté l’apparition de l’État Islamique qui déclare la restauration du califat en juin 2014 et de l’autre une coalition occidentale qui tente de le combattre. 6,6 millions de réfugiés sont contraints de s’enfuir vers les pays frontaliers, puis jusqu’en Europe.
L’Europe de l’Ouest adopte une politique d’accueil. En Allemagne, Angela Merkel, chancelière de 2005 à 2021, annonce l’accueil de 700.000 réfugiés améliorant ainsi l’image souvent négative de l’Allemagne quant à sa politique d’accueil de réfugiés. Elle met en place une véritable politique d’intégration sur le plan du travail, de l’éducation et du logement. La France, dirigée à l’époque par François Hollande, se dit prête à accueillir 24.000 réfugiés. En comparaison avec les autres terres d’accueil, l’intégration des réfugiés est laborieuse dans l’Hexagone : le traitement d’un dossier de demande d’asile prend en moyenne 9 mois. Il leur est par ailleurs interdit de travailler avant cette échéance et seul le tiers des demandeurs d’asile sont logés. Ces facteurs augmentent drastiquement la situation de précarité des réfugiés.
De 2014 à 2015, une rhétorique d’empathie et d’appel à l’aide submerge l’attention médiatique. On se concentre alors sur le parcours et le sort des réfugiés, plutôt que sur les conséquences de la crise migratoire. La photo du petit Aylan Kurdi échoué sur la plage de Bodrum en Turquie lance une onde de choc en Europe. Les journaux s’enflamment et publient des unes marquantes : Le Monde titre « Réfugiés : L’Europe sous le choc après un nouveau drame » et Libération « La photo d’Aylan, l’enfant mort sur la plage, indigne la classe politique ». Comme des milliers d’autres, cet enfant âgé de trois ans est une victime de cette crise migratoire. Les médias dénoncent graduellement la situation dans laquelle vivent les réfugiés et appellent les Européens à s’investir davantage pour leur venir en aide. Les noyades dans la Méditerranée, « le plus grand cimetière du monde », choquent l’opinion publique. Dans le but de redorer l’image des nouveaux arrivants, les médias évoquent les aspects positifs de l’immigration : l’apport d’une nouvelle force de travail ou d’une nouvelle diversité culturelle. Des photos de plus en plus déchirantes apparaissent dans les journaux, l’empathie est à son comble, les ONG continuent leurs efforts et les appels à l’aide se multiplient.

Changement de la rhétorique médiatique
Le traitement journalistique d’un conflit détient un grand pouvoir sur l’angle de compréhension et de perception qu’en ont les citoyens. Plus la guerre civile se poursuit, plus l’attention médiatique sur le conflit diminue et modifie son langage. La vague de migrants dans les pays frontaliers de la Syrie et européens fait émerger le nouveau terme de crise migratoire. Les termes « crise », « drame », « tragédie », « catastrophe » envahissent les journaux et les plateaux de télévision et cette dramatisation entraîne un sentiment d’impuissance et de peur au sein de l’opinion publique.
L’énormité du conflit génère un discours sans distinction sociale telle que l’âge ou le sexe. À première vue, les articles pourraient laisser croire que les hommes et les femmes, les adultes et les enfants, vivent la même expérience. En conséquence, les réfugiés sont perçus comme un groupe anonyme, uniforme, et peu qualifié puisqu’aucun détail sur leurs vies n’est évoqué. La réduction des réfugiés à une masse plutôt qu’à une somme d’individus amène à une impression de détachement vis-à-vis du conflit et un sentiment d’impuissance grandissant. De la même manière, les réfugiés ne sont pratiquement jamais invités à témoigner sur les plateaux télé ou dans les journaux. Leurs expériences sont racontées par des Européens qui n’ont jamais vécu de tels périples et qui prétendent pouvoir en parler. Cela construit aussi un discours et une perception biaisés des réfugiés et renchérit cette idée qu’« ils sont tous pareils ».
Après 2015, le nombre d’articles de presse sur le sujet diminue et les réfugiés syriens semblent ne plus intéresser personne. Les médias se tournent vers d’autres drames internationaux. Dès lors, le seul sujet d’attention devient les conséquences des vagues migratoires sur les citoyens des pays d’accueil. En Europe de l’Ouest, la rhétorique médiatique se transforme. En Allemagne, dès 2011, une opposition se dessine à l’intérieur même du parti de Merkel. Aujourd’hui l’opposition se propage avec force dans plusieurs pays d’Europe. La montée des discours nationalistes sur le continent joue aussi dans la perception négative des citoyens envers les migrants. Le président hongrois avait déjà en 2011 catégorisé les Syriens de « profiteurs » du système européen.
Dans le cas de la France, le point de rupture a une date : le 13 novembre 2015, un passeport syrien est retrouvé auprès du corps d’un des auteurs de l’attaque. En réalité, ce passeport n’appartient pas au kamikaze mais avait été utilisé pour passer les frontières de la Grèce à la Macédoine, puis de la Serbie jusqu’à la France. Néanmoins, cette découverte déclenche un débat national sur le manque de contrôles aux frontières européennes. Les Français et les Européens sont en état de choc et le climat est à la méfiance. Les médias de droite, tels que Le Figaro ou Le Journal du Dimanche, s’emparent rapidement du sujet et entament une certaine diabolisation des réfugiés syriens. Les journaux et la télévision n’évoquent plus que les effets « négatifs » de l’immigration : l’insécurité, la perte de culture nationale, la montée des prix, le coût financier pour l’état… D’après le Rapport de 2015 du Conseil de l’Europe : Couverture médiatique de la « crise des réfugiés » : perspective européenne, plus des deux tiers des articles soulignaient les effets négatifs de l’arrivée des migrants. D’autre part, 59% des articles ne mentionnaient aucune conséquence positive (réelle ou projetée) de l’immigration.
Aujourd’hui, les réfugiés syriens perçus comme des boucs émissaires
Le changement de la rhétorique médiatique a nécessairement un effet pervers sur la population. Après les attentats de 2015, l’extrême droite française s’acharne sur les migrants, plus précisément les migrants d’origine arabe et de religion islamique. Les discours racistes et stéréotypés fleurissent sur la toile et les propos xénophobes de personnalités d’extrêmes droites se multiplient. Par l’instrumentalisation de la peur des citoyens, l’extrême droite corrèle l’immigration de masse, la perte des valeurs traditionnelles, l’idéal républicain et l’histoire catholique française. La campagne présidentielle de 2017, à la suite de laquelle l’extrême droite de Marine Le Pen obtient 33,9% des voix au deuxième tour, illustre le succès de cette idéologie de la peur.
Si le débat allemand sur l’immigration est moins sévère qu’en France, l’extrême droite se fait toujours entendre. Les discours négatifs et accusateurs contribuent à renforcer la méfiance à l’encontre des réfugiés syriens. En 2018, un citoyen allemand se fait poignarder par deux jeunes hommes présumés syrien et irakien. La ville de Chemnitz, bastion de l’extrême droite dans l’Est de l’Allemagne, se révolte contre la politique migratoire du gouvernement considérée laxiste par le mouvement nationaliste. Cet événement tragique est instrumentalisé à des fins xénophobes, l’extrême droite accuse les Syriens et entreprend une réelle « chasse à l’homme » à travers la ville. Angela Merkel avait réagi contre les manifestations, mais l’écho de ce drame a touché toute l’Allemagne, comme le reste de l’Europe, faisant retentir encore plus les sentiments anti-immigration sur le territoire.
Vidéo Chemnitz source Euronews :
En France comme en Allemagne, la rhétorique médiatique a incontestablement évolué à travers le conflit syrien, qui se poursuit encore. De l’empathie à l’accusation, les médias ont encadré les débats nationaux sur les réfugiés syriens et bien d’autres groupes d’immigrés. Une difficulté persiste : la question de l’immigration, faisant ressortir le nationalisme, le racisme et la xénophobie, est instrumentalisé par certains médias comme CNews et Valeurs Actuelles pour alimenter et soutenir le discours de l’extrême droite. Malheureusement, l’empathie des médias s’éteint précipitamment comparée aux discours de haine car l’attention médiatique se tourne rapidement vers les sujets clivants. Le 22 septembre dernier, au large des côtes syriennes, 120 Syriens, Palestiniens et Libanais ont fait naufrage sur un bateau de passeur surchargé qui partait pour l’Italie. Entre les adultes et les enfants, seulement 20 personnes ont pu être sauvées. Le Monde et Courrier International ont couvert ce drame. Les autres grands journaux européens ont décidé de l’ignorer.
Amalia Huot-Marchand
Ajouter un commentaire