L’ascendant que le nationalisme hindou exerce aujourd’hui sur une partie de la communauté majoritaire et sur le débat politique pose des questions de fond sur la redéfinition de l’identité politique de l’Inde, sur son rapport à l’histoire, au territoire et au reste du monde.
Forte de sa diversité religieuse, linguistique et culturelle, l’Inde a parfois été qualifiée de « plus grande démocratie du monde ». Il règne au sein de la société indienne, éminemment spirituelle, un certain communautarisme politico-religieux, c’est-à-dire une tendance à faire prévaloir les spécificités religieuses d'une communauté, ainsi que son organisation politique au sein d'un ensemble social plus vaste. Cependant, il s'opère depuis les années 1990 un lent glissement des valeurs et principes régissant le vivre-ensemble.
Retour sur l’histoire d’un territoire refuge à tradition séculière
Foyer de civilisations parmi les plus anciens du monde, l’Inde est la terre de naissance de quatre religions majeure : l’hindouisme, le jaïnisme, le bouddhisme et le sikhisme. L’hindouisme y est la religion majoritaire avec environ 80% de fidèles, tandis que ses 140 millions d’adeptes font de l’Inde le deuxième pays du monde à la communauté musulmane la plus importante (12%) derrière l’Indonésie et à égalité avec le Pakistan. La richesse culturelle de l’Inde lui a valu d’être une terre d’asile prisée des communautés religieuses persécutées. C’est en Inde que les parsis, première religion monothéiste connue, ont trouvé refuge au premier millénaire en fuyant les invasions arabes et l’imposition de l’Islam en Perse. L’Inde accueille également le peuple tibétain bouddhiste et son gouvernement en exil, soit presque 100 000 réfugiés. La République indienne est un des seuls États à voir coexister et vivre autant de religions. La ville de Bombay se fait symbole de cette multiculturalité : mosquées, cathédrales, synagogues, temples parsis et hindous se côtoient, permettant l’observation de différents pratiques, tenues et rites religieux.
La République d’Inde acquiert son indépendance en 1947 après la partition des Indes. Ce partage créé deux États indépendants : le Pakistan, à majorité musulmane, et l’Inde, à majorité hindoue, après une lutte marquée par la résistance non-violente de Gandhi et Nehru. Si la première Constitution indienne de 1950 ne mentionne pas le terme de « sécularisme », la structure formelle de l’État indépendant comprend toutes les caractéristiques d’un État séculariste et intègre les idéaux religieux de Gandhi et les idées modernistes de Nehru. En 1976, le 46ème amendement inscrit le principe de laïcité dans la Constitution. À la différence du modèle occidental, l’État indien a choisi d’interpréter la laïcité comme le devoir d’assurer la protection et l’égalité de toutes les religions. La laïcité à l’indienne n’implique pas comme en France une séparation radicale de l’Église et de l’État. Elle suppose en théorie un rapport bienveillant et égalitaire de l’État vis-à-vis de toutes les communautés religieuses qui ont ainsi droit de cité dans l’espace public. Dans l’équilibre que la Constitution a cherché à établir entre les besoins des individus et ceux des communautés religieuses, il n’a jamais été question de refouler la religion dans la sphère privée, et encore moins d’imposer la neutralité de l’État. En Inde, les institutions étatiques peuvent ainsi financer des écoles religieuses et appliquer un droit privé en matière de mariage ou de succession différent en fonction de l’appartenance religieuse.
Une multiplicité religieuse à l’origine de tensions
Toutefois, ce modèle de cohabitation entre les différentes confessions dans la « Terre du Sacré » n’a pas pu éviter les conflits intercommunautaires. Ainsi, l’histoire de l’Inde indépendante a été marquée par de nombreuses tensions impliquant les diverses communautés religieuses, opposant depuis 1947 surtout des hindous à des musulmans, si l’on fait abstraction des affrontements entre castes, de nature plus sociale, et des affrontements meurtriers mais plus limités qui ont lieu entre hindous et sikhs et entre hindous et chrétiens. Deux formes de violences « religieuses » ressurgissent alors à intervalles réguliers : les émeutes intercommunautaires, principalement entre hindous et musulmans, et les attentats, attribués généralement aux organisations extrémistes de diverses obédiences. Ces épisodes demeurent la cause de nombreux décès, blessures et flux de réfugiés.
Les tensions entre hindous et musulmans se sont cristallisées en 1992 à la suite de la destruction totale d’une ancienne mosquée dans la ville d’Ayodhya, lieu sacré où serait née la divinité hindoue Rama, ayant entraîné la mort de 2000 personnes. L’attentat a été attribué à des organisations extrémistes hindous, possiblement soutenus par le parti du peuple indien (BJP). S’en sont suivis les attentats de Bombay en mars 1993, attribués à l’organisation criminelle musulmane de Dawood Ibrahim. Les derniers affrontements importants entre hindous et musulmans ont eu lieu en 2002 dans l’État du Gujarat, dirigé depuis octobre 2001 par le Premier Ministre et représentant de la ligne dure du BJP, Narendra Modi. Se sont succédés par la suite plusieurs attentats à la bombe et le pays est resté marqué par de nombreuses émeutes communautaires. Les causes de ces tensions sont multiples et diffèrent selon les historiens entre facteurs culturels, idéologiques ou encore socio-économiques. Mais selon Christophe Jaffrelot, spécialiste du sous-continent indien, « Les émeutes de la dernière décennie s’expliquent d’abord dans une perspective politique ».
« Les émeutes de la dernière décennie s’expliquent d’abord dans une perspective politique.»
Christophe Jaffrelot
La récupération politique des sentiments identitaires religieux
Malgré son statut constitutionnel de République laïque, l’Inde regroupe des tensions entre communautés religieuses positionnées derrière les bannières de partis politiques. Ainsi, depuis les années 1980, le parti du peuple indien, le BJP (Bharatiya Janata Party), apôtre du nationalisme hindou, exerce une irrésistible montée en puissance dans le paysage politique indien. Son agenda prône ouvertement l’hindutva (hindouïté) et un cadre économique à la swadeshi (préférence nationale). A partir de 2014, le Congrès national, le parti de Nehru et Gandhi, acteur central du paysage politique post-colonial, non aligné et mettant en place un socialisme à l’indienne, a donc été peu à peu détrôné à la faveur de la coalition aux ambitions nationalistes. La vision défendue par Nehru était celle d’une Inde multiculturelle et séculière, impliquant l’égalité de tous les citoyens et l’émergence d’une identité nationale indienne au-delà de la pluralité religieuse. À l’opposé, Modi est défenseur de l’hindutva, l’identité nationale fondée sur le religieux et l’appartenance à la majorité hindoue. Pour lui, ne sont Indiens que les Hindous, excluant alors toutes les autres religions de l’identité nationale indienne. Par la mise en place de lois discriminatoires qui accentuent le communautarisme religieux et menacent les minorités, Modi est donc l’incarnation du repli identitaire de l’Inde. La publication du Registre National des Citoyens en mars 2019 exclut ainsi 1,9 millions de citoyens musulmans, devenus apatrides. En décembre 2019, l’amendement de la loi sur la citoyenneté renforce la politique communautariste du gouvernement indien en facilitant l’accès à la nationalité indienne aux réfugiés victimes de persécutions religieuses dans certains pays voisins, mais excluant les minorités musulmanes. Dès lors, le projet idéologique d’hindouisation de la nation bouleverse les dynamiques politiques et érode les fondements sécularistes et multiculturels de la République indienne.
Le projet idéologique d’hindouisation de la nation bouleverse les dynamiques politiques et érode les fondements sécularistes et multiculturels de la République indienne.
L’illustration du Cachemire
Depuis la partition sanglante des Indes en 1947, des accords ont été trouvés concernant la majorité du territoire de l’ancienne colonie britannique mais la région du Cachemire reste une zone de tensions récurrentes entre l’Inde et le Pakistan, sous le regard très intéressé de la Chine qui s’ajoute au conflit dès 1959. L’État de Jammu-et-Cachemire comprend la vallée de Cachemire à majorité musulmane, le Jammu, zone à majorité hindoue, et le Ladakh à majorité bouddhiste. C’est donc une zone multi confessionnelle revendiquée par deux États voisins. Les conflits séparatistes ont provoqué la première guerre indo-pakistanaise entre 1947 et 1949 et le Cachemire demeure un territoire contesté et un terrain d’affrontements privilégié entre les armées pakistanaise et indienne, notamment lors des conflits de 1965, de 1971, l’insurrection nationaliste pakistanaise de 1989 et de la guerre de Kargil de 1999. Entre avancées territoriales stratégiques, armistices, accords de retour au statu quo, l’avenir de la région reste incertain. Depuis 1988, les conflits séparatistes ont déjà fait plus de 40 000 morts, et l’action de groupes armés et d’organisations jihadistes redouble de violence par l’introduction de nouveaux modes opératoires. La région du Cachemire est donc la parfaite illustration de conflits protéiformes et récurrents, mais surtout du principal conflit identitaire religieux entre hindous et musulmans auquel l’Inde fait face.
La région du Cachemire est donc la parfaite illustration de conflits protéiformes et récurrents, mais surtout du principal conflit identitaire religieux entre hindous et musulmans auquel l’Inde fait face.
Depuis l’arrivée au pouvoir du parti nationaliste hindou, cette région est la cible d’une attention particulière. Depuis 2019, la volonté du gouvernement de Modi de prendre le contrôle sur le Cachemire, via des réformes constitutionnelles et des modifications de statut territorial, est perçue et décriée comme une tentative « d’hindouiser » le Cachemire et d’en finir avec la prévalence de l’islam. Pour l’Inde, le Cachemire est autant un enjeu stratégique qu’idéologique, permettant d’exercer un moyen de pression sur le Pakistan en contrôlant ses sources des grands fleuves du Pendjab, mais, surtout, parce que la préservation de la souveraineté indienne sur la province est un élément central du discours séculariste national. Dans la même mesure, pour le Pakistan, le Cachemire occupe une place centrale dans l’imaginaire national et sa libération constitue une cause nationale et sacrée.
Qu’est ce qu’on en retient?
La relation entre religion et politique en Inde est ambiguë à plusieurs égards. Riche de sa diversité, l’État-nation indien s’est constitué dans les années 1950, choisissant le multiculturalisme et le sécularisme afin de défendre et d’incorporer dans l’identité nationale l’ensemble des habitants présents sur le territoire lors de la Partition. Cependant, ce modèle est en crise, souffrant de la réalité des conflits inter-religieux auxquels dont l’issue et la résolution sont incertaines. Ces tensions ont ainsi nourri des mouvements suprémacistes hindous qui souhaitent placer le facteur religieux au cœur de l’identité indienne, comme le BJP, parti de l’actuel premier ministre indien Narendra Modi. Sous couvert d’un sécularisme d’État, la réalité démontre de la résurgence d’un véritable nationalisme hindou, et l’exemple du Cachemire illustre bien cette ambiguïté entre le religieux et le politique.
Pour autant, l’Inde, Terre sacrée, reste la cible de tous les individus en quête de spiritualité. Ainsi, le pays est la terre d’accueil de nombre d’expériences utopiques comme Auroville, ville expérimentale prônant l’harmonie au-delà de toutes croyances, opinions politiques et nationalités, installée depuis le 28 février 1968 et qui compte aujourd’hui près de 2 500 habitants de 50 nationalités différentes.
Marie Allain
Source de l’image de bannière : https://www.csi-france.fr/actualites/pression-accrue-pese-minorites-religieuses/
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