“Des militaires de l’opération Barkhane, à Gossi dans le nord du Mali le 21 avril 2021” JÉRÔME DELAY / AFP
Nous tendons trop souvent à associer la présence française et la possibilité d’un avenir radieux au Sahel. Les problématiques de la région sont évidemment bien plus complexes, mais cela tend à montrer que le poids de « Barkhane » contribue à brouiller la libre réflexion sur l’avenir de l’espace sahélien.
La fin d’un cycle s’ouvre au Sahel
En août 2013, l’opération militaire française Serval qui combat les groupes jihadistes au Mali est remplacée par l’opération Barkhane, étendue à l’ensemble de la bande sahélo-saharienne, sur une zone grande comme l’Europe. “Barkhane”, nom d’une dune prenant la forme d’un croissant sous l’effet du vent, est à ce jour la plus importante opération extérieure de l’armée française, avec plus de 5000 militaires déployés. Mais les soldats français seront bientôt moins nombreux au Sahel et l’opération Barkhane prendra « fin en tant qu’opération extérieure », a annoncé le Président Emmanuel Macron le jeudi 10 juin. En effet on observe depuis l’accession au pouvoir du leader de La République En Marche en 2017 une volonté explicite de ne pas s’éterniser dans la région.
Si aucun communiqué officiel invitant au retrait total n’a été publié, la posture de l’État consiste désormais à déployer le minimum d’effectifs possible sur zone, en comptant sur les contingents déjà présents, et surtout sur les forces d’appui locales. Dans le contexte d’une réaogranisation de la lutte contre le terrorisme, la France a d’ailleurs entamé mardi 12 octobre la phase finale du retrait des militaires de la base de Kidal, dans le nord du Mali. Cette action s’inscrit dans la perspective originelle de cette intervention : transférer graduellement les compétences aux forces armées africaines présentes sur le terrain.
Il n’est pas nécéssaire de rappeler le malaise occasionné par les différentes incursions occidentales dans leurs interventions armées à l’étranger. Le XXème siècle fut marqué par les débâcles en Indochine, au Vietnam, au Rwanda ou encore en Yougoslavie… Notre siècle, lui, connait déjà la honte et les conséquences terribles des interventions en Irak, en Libye, en Afghanistan et qui arriveront peut-être bientôt au Sahel. Pourtant, si certaines personnalités politiques s’agacent de la lenteur du processus de retrait, il apparait désormais évident que la réponse à cette crise est bien plus complexe et dépasse le simple cadre militaire. Une approche globale et construite sur le long terme semble nécessaire pour éviter un scénario catastrophe comme celui que nous avons observé lors de la chute de Kaboul en août dernier.
Un véritable “piège de Sisyphe”
Face à l’immobilisme général, Emmanuel Macron s’agace, malgré le fait qu’il existe déjà des négociations officielles entre les États africains et les différents groupes armés sur la zone. Son impatience est d’ailleurs exacerbée par la mort d’un soldat français le 13 octobre dernier, portant à 52 le nombre de soldats français tués au combat au Sahel depuis 2013. Surtout, la France semble isolée dans cette affaire : elle tente d’internationaliser la mission en axant sa communication sur les initiatives de la force Takuba (un contingent “euro-africain”) ou en plaçant toujours son action sous le mandat de la MINUSMA (la mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies débuté le 25 avril 2013). Néanmoins il lui apparait de plus en plus difficile de motiver les autres partenaires, très frileux devant l’évolution de la situation politique.
En effet, la menace jihadiste pèse lourdement sur cette région instable du globe : on parle surtout ici de groupes armés, dont les principales sources de revenu sont les trafics et les rançons. Il y a aussi le grand acteur masqué de la région qu’est l’Algérie et les différentes juntes militaires installées au Mali, au Tchad ou en Guinée. Mais la principale problématique reste la présence et la prise de contrôle par des groupes terroriste d’une partie de l’Afrique de l’Ouest. Les jihadistes ont réussi à faire fuir des coopérations décentralisées, des ONG (comme au Burkina Faso) ou des administrations locales. On observe même l’institutionnalisation de négociations entre ces divers groupes, qui administrent des villages dans des régions désertées par l’État. Ils font la justice, contrôlent l’économie, façonnent les écoles et construisent de véritables armées.
Ce jeu sans vainqueur dévoile également toute l’inversion des paradigmes stratégiques et militaires marquant notre époque. Quelle est véritablement l’efficacité d’une armée régulière, bien que parfaitement équipée et formée, sur un terrain aussi aussi vaste et inhospitalier ? Que peuvent les famas (les fusils d’assaut utilisés par l’armée française), les drones et autres chars d’assaut face à “l’hydre terroriste”, menace protéiforme mobilisant un large vivier de populations abandonnées par les États locaux autour d’enjeux aussi variés que la religion, les perspectives économiques, les revendication territoriales ou l’accès aux ressources hydriques ? Les conflits inter-ethniques sont également sous-jacents dans cette nébuleuse, et les nombreuses confrontations, comme entre Peuls et Dogons ne peuvent être ignorées dans un objectif d’apaisement de la région.
Les déplacements de populations dus à la présence de groupes terroristes accroissent les tensions entre cultivateurs sédentaires et éleveurs semi-nomades. C’est aussi une des raisons des massacres intercommunautaires qui ont déjà fait des centaines de mort au Sahel. Pourtant, toutes ces dimensions ne font pas partie des attributions de l’opération Barkhane : les pays du Sahel n’ont mandaté la France que pour la lutte contre le terrorisme et non pour aider à lutter contre les violences intercommunautaires et ethniques. Cette primauté accordée à la lutte antiterroriste limite donc les avancées de l’opération et permet difficilement de faire face à un ennemi mouvant qui peut se déplacer aisément et se fondre dans la population.
Une réponse qui échappe au “tout-militaire”
Replacer l’avenir de l’opération Barkhane dans une stratégie plus globale passe nécessairement par une implication plus forte dans le processus politique local. Désormais, l’intervention militaire ne peut plus être déconnectée des autres volets d’actions attendus et souhaités dans la région. Tout d’abord, la construction de véritables institutions, hors de la simple approche de “State-building”, semble être le prochain cap indispensable à franchir pour assurer l’efficacité de l’ensemble de nos efforts jusqu’ici. Il semble dès lors indispensable de restaurer la sécurité pour permettre le retour de l’État, de ses fonctions régaliennes et d’administration dans la majeure partie des régions du pays. Les réussites militaires et la montée en puissance des forces internationales et régionales doivent permettre d’établir une doctrine politique claire, démocratique et toujours en lien avec l’environnement sahélien. Cela passera notamment par une extension importante des accords d’Alger de 2015 concernant la représentation des populations touaregs du nord dans le fonctionnement politique.
L’enjeu principal est désormais d’accélérer le transfert de responsabilité vers les forces armées locales. Comme le craint le général Bruno Clément-Bollé, ancien directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère des Affaires étrangères, l’opération Barkhane pourrait être annihilée « sous la pression populaire (…), simplement parce que l’idée même de [la] présence [française] au Sahel sera devenue insupportable ». Face à ce risque, il semble indispensable d’anticiper et de définir une nouvelle stratégie. Cela doit déjà commencer par un effort dialectique, une distinction politique claire entre groupes signataires et groupes terroristes. “On ne négocie pas avec des terroristes, on les combat » déclarait à ce propos le Président Emmanuel Macron en novembre dernier. Reviendra-t-il sur ces mots en observant nos “alliés” américains marchander à Doha avec les représentants talibans ?
Si l’appui politique doit être un objectif essentiel à l’avenir, l’approche « globale » devrait surtout passer par le développement de nombreux volets sociaux et économiques, conjointement à l’action militaire. Comme l’expliquait Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, lors de son audition au Sénat, le 9 février dernier : “Depuis cinq ans, la France a augmenté son aide publique au développement en direction du Sahel de plus de 30% ; 350 millions d’euros décaissés en un an pour accélérer des projets dans les pays du G5 Sahel”. Finalement, se battre pour le développement pérenne dans la région semble être le meilleur moyen de lutter contre l’obscurantisme. L’accès à l’eau, l’assistance alimentaire, les méthodes de planning familial et l’éducation sont des armes contre le jihadisme bien plus efficaces que “mille canons et autant de fusils”. Si une réduction du budget de l’opération Barkhane est évoquée à moyen-terme, les investissements ne devraient pas être réaffectés ailleurs. La région du Sahel nécessite des projets de développement très importants, au niveau politique, économique et social.
Augmenter le budget d’aide publique au développement pour les pays du Sahel contribuerait à réduire les nombreuses tensions économiques. De surcroît, cela permettrait d’une part d’envisager un certain « transfert de compétences » à travers la formation des forces armées locales, mais aussi aux armées locales de poursuivre la lutte, tout en développant une nouvelle stratégie conjointe plus mobile des forces armées françaises, un passage progressif d’une OPEX lourde à des actions plus ponctuelles et ciblées. Cette conception dynamique du conflit permettrait également aux forces françaises de ne plus être perçue comme une force d’occupation par une partie des populations locales. De la même façon, ce désengagement progressif au profit d’actions plus ponctuelles pourrait enfin permettre une montée en puissance assumée de la communauté internationale dans le processus de décision.
Pour cela, il faudrait peut-être admettre que les seuls acteurs qui détiennent la solution au Sahel sont les pays qui le composent. Face à de telles interrogations, le cadre de la coopération doit être repensé pour permettre aux forces locales de prendre progressivement le contrôle, de parvenir à une “endogénéisation” de la sécurité. Cette transition pour le contrôle souverain des territoires nationaux nécessite néanmoins des moyens économiques et structurels très important. Si le Niger semble progresser et affirmer ses prétentions territoriales, le Mali, par exemple, est très loin du niveau requis. Renforcer les institutions de sécurité comme l’armée, la police, la gendarmerie et la justice demande une volonté et des moyens considérable. Et le support militaire n’est toujours pas éligible à l’aide publique au développement.
Ronan Chagnot
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