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« L’échappée tropicale », d’Édouard Descayes, lauréat du Prix littéraire On’

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Après avoir annoncé les grands gagnants de cette édition 2021, l’équipe du Prix littéraire On’ vous propose de découvrir la nouvelle lauréate de la catégorie « Textes étudiants ». 

« L’échappée tropicale » Édouard Descayes

À peine sorti de l’avion, je reçois comme un coup au visage, un uppercut d’humidité. Après de longues heures d’attente dans des purgatoires aéroportuaires, j’ai fini par sortir de ma zone de confort. Je repousse mes limites, signant ma cotisation au club des grands voyageurs. J’y suis. Je suis enfin dans l’Amazonie péruvienne. Mon portable se met à vibrer frénétiquement en s’allumant, visiblement joyeux d’être à nouveau sollicité. Je suis bien décidé à m’en débarrasser, mais je ne peux pas disparaître au Pérou, sans envoyer un dernier trait d’esprit qui assurera le panache de ma sortie du monde.

Une marée de chauffeurs de véhicules en tous genres se met à refluer vers les passagers de l’avion. Plusieurs m’interpellent. 

 À dónde vas joven ? Sube en mi carro, no vas a encontrar un precio más barato !

Chacun tente de vous haranguer avec ses meilleurs arguments de vente. C’est la loi du marché à l’état pur. Je me mets en direction d’un vieux bus américain, déjà plein comme un œuf. Puisqu’il ne reste qu’une seule place, mon arrivée sonne l’heure du départ. Les passagers me regardent en souriant. Malgré cette soudaine popularité, je prends tout de même le temps d’interroger le conducteur dans un espagnol balbutiant : « Combien de temps prenez-vous pour aller à Huaripampa ? Vous faites des arrêts ? Vous allez bien dans une gare routière ? » Entre ses réponses, le chauffeur, visiblement agacé, répète « Oui, oui, monte, monte l’ami ! ». 

Sans attendre que je gagne ma place, le bus s’élance sur la piste, déployant derrière lui un ruban de poussières ocre contrastant avec les vertes luxuriances tropicales. Sur le siège voisin, une vieille femme me regarde d’un air étonné. Son visage est marqué par la vieillisse, le soleil et le temps de travail nettement supérieur à trente-cinq heures. 

« Tu voyages seul ? me demande-t-elle. 

Oui, dis-je, non sans une touche de fierté dans la voix. 

– Ah bon ? mais quel âge as-tu ? (On dirait qu’elle cherche mes parents) Et comment t’appelles-tu ? 

–  J’ai 19 ans, je m’appelle Eduardo (je m’appelle en réalité Édouard, mais je tiens à m’adapter lorsque je voyage). 

– Moi, c’est Kathy dit-elle en esquissant un large sourire. 

Je me retrouve donc avec un prénom plus hispanophone qu’une hispanophone. Notre conversation s’arrête sur ce désappointement. Nous nous sommes brutalement souvenu que nous étions des inconnus. J’adosse ma tête à la vitre vibrante en fermant les yeux. À la manière de Kerouac s’élançant vers Frisco, caché dans un wagon à marchandise, je me mets le cap vers Huaripampa. Comme London sillonnant les forêts du Grand Nord, je déchire l’Amazonie. J’exalte de vivre. 

Ce départ pour le Pérou est tout sauf un coup de tête. Avec le recul, je devrais même dire que c’est plutôt une tentative désespérée de sauver mon âme. Trois ans plus tôt, j’étais arrivé à Paris comme on tombe de son lit. Je sentais encore la fraîcheur naïve et conquérante des freshmen, comme disent les Américains. En étudiant avidement dès mes premières années, ma vision du monde commença à se craqueler de part en part. Trois ans d’une réflexion permanente me laissèrent seul, désemparé, debout au milieu de mes idéaux qui s’écroulaient avec fracas. 

Le bus finit par percer dans les rues de Huaripampa. Cette bourgade a de faux airs de Far West tropical, savamment saupoudrés de poussières et de chiens errants. En plus d’une place d’armes et d’une église, ingrédients principaux de toute ville péruvienne digne de ce nom, on trouve quelques échoppes, de nombreux bars et des vendeurs ambulants. Au milieu des rumeurs urbaines, je hèle un moto-taxi pour qu’il me conduise vers la quiétude d’un hôtel.

Une fois dans une chambre propre, bien que sommaire, je m’empresse de me connecter au Wifi. À ma grande déception, je n’ai reçu aucun message, juste quelques notifications que les réseaux sociaux vous envoient pour attester de votre existence. La vraie révolution de ces réseaux est de permettre à chacun de nos concitoyens d’avoir dans la poche, la preuve visible et indiscutable que parmi ses 857 amis, aucun ne pense à lui (bien que 473 soient connectés). Sans y penser, j’ouvre Instagram. Je regarde impassiblement des storys mettant en scène la vie quotidienne pour qu’elle ressemble à une immense publicité pour parfums (vous savez, celles avec des vues en noir et blanc d’îles italiennes). Un risible colmatage de solitude et de vacuité existentielle à grand renfort de toasts à l’avocat et de verres de rosé sur la plage. J’éteins brutalement mon portable, plus décidé que jamais à m’en débarrasser. Après tout, c’est pour m’éloigner de cette fange que je suis venu ici. Ces réflexions hautement philosophiques sont interrompues par l’arrivée de mon plat : un pollo a lo pobre. Je vous en donne les ingrédients qui seront sûrement la seule chose instructive que vous trouverez dans ce récit. 

Pour une portion, prévoir :

  • Une cuisse (ou un blanc selon les préférences) de poulet braisé 
  • Deux œufs au plat
  • 200g de riz 
  • 150g de frites de pommes de terre 
  • 2 bananes plantains frites.
  • 1 oignon finement découpé
  • Des tranches de citron vert

 Vous pouvez l’agrémenter avec des sauces pimentées et du coulis de tomates selon votre bon goût. 

Il n’aura pas échappé au lecteur avisé qu’il s’agit d’un plat réputé pour sa finesse et sa légèreté. Lesté par ce mets, une promenade digestive m’apparaît de première nécessité. J’entreprends alors avec minutie de me perdre dans une succession de rues sans nom. Je finis par m’échouer au bord d’un fleuve.

De longues pirogues de bois sont arrimées à des pontons flottant sur des bidons de plastique. Le tout est battu avec cadence par le fleuve Chanchamayo. Je m’approche d’un homme qui porte un maillot d’Arsenal et remplit avec une vive attention le réservoir de son moteur hors-bord. Arrivé à sa hauteur, je l’interromps : 

– Hola, combien pour aller au pueblecito de Aguas Frias ? 

– Avec la pluie de ces derniers jours, le fleuve est chargé.

– Et avec le fleuve chargé, c’est combien ? 

– 700 soles, pour les deux jours tout compris 

J’accepte sans rien dire. C’est hors de prix, mais l’argent n’aura bientôt plus de valeur pour moi. Le lendemain, dès l’aube, à une heure où les habitants de Huaripampa sont encore englués dans l’humidité de leurs songes, nous nous mettons en route.

En sentant la pirogue s’éloigner du ponton, j’ai comme un pincement au cœur. Je sais qu’il s’agit d’un voyage sans retour. Plus nous avançons, plus la végétation s’obscurcit. Nous nous enfonçons au cœur des ténèbres, au cœur de l’Enfer vert. Jésus, qui barre la pirogue à travers les méandres du fleuve, est en quelque sorte un Charon qui me fait traverser les eaux d’un Styx subtropical. Assis en tailleur à l’avant de la pirogue, je suis enfin libre. Je ne sais pourquoi à cet instant, je me mis à penser au point de rupture. C’est le moment où ma vie à Paris fut brusquement insupportable. Le monde autour de moi n’était plus que pure absurdité. L’urgence climatique n’en est pas une et n’en sera jamais une. Il y a une absence manifeste de toute volonté de faire passer les intérêts écologiques avant des intérêts économiques. La société dans sa totalité, dans toute son arborescence, dans ces recoins les plus intimes est contrôlée par la logique de l’argent et du profit. L’économie a phagocyté l’humanité à grand renfort de statistiques. Bref, où en étais-je ? Ah oui, le point de rupture. Un 21 juin, j’étais à vélo. Un vent aux fragrances estivales soufflait sur Paris. Essoufflé par la montée de la rue Soufflot, j’arrivai à l’intersection avec la rue Saint-Jacques. Au feu rouge, je le compris soudainement : mes derniers idéaux avaient fondu avec l’arrivée de l’été. Le dernier ruisseau de sens qui se jetait jusqu’alors dans un océan de non-sens avait fini par se tarir. Il fallait partir. J’avais vu quelques jours auparavant une vidéo en ligne sur les Ashuars, de petites communautés autarciques d’Amazonie qui entretiennent un rapport à la nature totalement différent du nôtre. Je me dis alors : « Voilà qui sont les maquisards du bon sens, résistant vaillamment à l’empire de la stupidité ». J’étais décidé à les rejoindre et le plus vite possible. Je ne rêvais que d’une chose : sauter du train en marche et le regarder s’éloigner, sans moi. 

« Voilà, nous y sommes, Aguas Frias » me dit Jésus. Il coupe le moteur et laisse la pirogue glisser vers une petite plage de sable terne. J’embrasse les lieux du regard. Il y a seulement quelques carbets de bois et des hamacs de gros fil qui se balancent dans la brise. Mon sac sur le dos et une machette à la main, je me mets en route pour six heures de marche. La soudaine réalité de la situation me prend par surprise. Je me pose toute sorte de questions. Comment ne pas importuner les Ashuars ? Sera-t-il facile de communiquer avec eux ? J’ai le trac de celui qui va sonner chez des inconnus. Des adolescents occupés à attraper des oiseaux m’aperçoivent les premiers et viennent à ma rencontre. Ils me conduisent dans le centre du village. Je demande à voir le chef. Ils me répondent qu’ici, il n’y a pas de chef. Les Ashuars sont véritablement des gens hors du commun. Je suis alors présenté à un groupe de sages assis en cercle. Éreinté par cette marche, j’éprouve un immense plaisir à me laisser choir à leurs côtés. Des parures de feuilles de palmiers tressées, agrémentées de colliers et de plumes sont leurs seuls vêtements. Je meurs d’envie d’être l’un d’entre eux, d’être de ceux qui souffrent et qui luttent. Je meurs d’envie d’être moi aussi du bon côté de l’Histoire. Ayant expliqué la raison de ma venue, le doyen me souhaite la bienvenue puis me demande de le suivre. Il me conduit dans une case et me demande de me mettre à mon aise. 

Alors que je déballe mon sac, un autre homme entre dans la pièce sans frapper. Ses cheveux sont longs et un grand tatouage recouvre son visage et ses bras. 

« Ce soir, le voyage initiatique aura lieu dans ma case, vous pouvez vous y rendre dès la tombée de la nuit, à jeun de préférence

Mon attention redouble.

-Puis-je savoir en quoi cela consiste

-Vous allez boire un breuvage qui invite au voyage spirituel. 

-De l’ayahuasca ? »

Il acquiesça et sortit. 

Une fois la surprise passée, j’ai su que suivre ce rituel était la meilleure chose à faire. D’abord, parce que cela me permettrait d’être considéré comme l’un des leurs. Ensuite, au vu de la médiocrité de la réalité, pourquoi ne pas explorer d’autres réalités ? Comme un mauvais maquillage, ma propension à me convaincre que c’est une bonne idée fait ressortir mes doutes. 

Lorsque le coassement saccadé des grenouilles se fit entendre, signal tropical du crépuscule naissant, je me rends à la case du shaman. Le ventre en vrac. La seconde partie de mon voyage m’attend. Je suis bien plus angoissé qu’à la veille de mon départ. Je sais que ce voyage m’emmènera vers le repos de l’esprit, enfin débarrassé de la financiarisation de la société et des toasts à l’avocat. Le shaman est occupé à entretenir un feu qui lèche un vieux pot de fer où mijote une boisson d’apparence jaunâtre. Il me demande de m’allonger sur une natte et, non sans une certaine ironie, de me détendre. Il m’apporte alors l’ayahuasca dans une petite écuelle de bois. Avant de porter le breuvage sacré à mes lèvres, je jette un dernier regard autour de moi. L’instant d’après ce sont des torrents de feux qui s’écoulent dans ma gorge. 

[Blanc]

Lorsque je repris conscience, j’eus d’abord l’agréable surprise de ne pas être mort. J’ai probablement mis dix bonnes minutes à ouvrir les yeux et dix autres à me souvenir comment j’étais arrivé là. Étonnamment, je suis enroulé dans un grand drap blanc. Mes vêtements sont pliés en carré et posés à côté de moi. Ils sentent le vomi. Une fois debout, j’ai un vertige de stupeur. C’est ce qu’il convient d’appeler une rupture de réalité, lorsque l’invraisemblable vous fait douter de la vraisemblance de votre propre perception de la réalité. Pour faire plus simple, je me suis pincé pour y croire. Étendu devant moi, sur une natte similaire à la mienne, se trouve un jeune homme d’une vingtaine d’années. Il a des cheveux blonds et une mâchoire carrée. On l’imagine plus aisément en quarterback pavanant sur le campus d’une prestigieuse université américaine qu’au fond de l’Amazonie. Il a un large sourire, rayonnant de béatitude qui lui donner des airs d’angelot tripant sous LSD. Le shaman entre. “Vous voilà enfin réveillé ! Vous êtes de loin le client qui êtes restés le plus longtemps en voyage, presque 36 heures. Si vous partez aujourd’hui, n’oubliez pas de passer à l’accueil pour faire le check-out.” 
Bien que les effets ne soient pas totalement dissipés, je m’engage d’un pas incertain sur le sentier pour quitter ce village. Je suis furieux de l’horrible vénalité des peuples autochtones. Mon téléphone, que je pensais éteint, vibre légèrement. J’ai reçu une notification : Qu’avez-vous pensé de Shamanic Experience Bed and Breakfast ? »

La rédaction

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