Passant de 35% de la population active en 1946 à 2% en 2019, les agriculteurs vivent une crise existentielle mais aussi économique, sociale et anthropologique. Etat des lieux socio-historique, économique et juridique dans un contexte sous tension de réforme de la PAC, la Politique agricole commune.
Une crise existentielle, sociale et anthropologique paysanne en France
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la part des agriculteurs dans la population active en France est en chute libre, passant de 35% en 1946 à 2% en 2019. Cette marginalité qui semble désormais inéluctable concorde avec des éléments décrits dans l’essai sociologique Le sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique, de Pierre Bitoun et Yves Dupont paru en 2016. En 1945, le Conseil national de la Résistance adopte le modèle d’une société de troisième voix entre le communisme et le capitalisme, en conférant à l’Etat un rôle central dans une intention progressiste et organiciste avec deux institutions que sont l’Ecole nationale d’administration (ENA) en 1945 et le Commissariat général au Plan en 1946. Cela a notamment donné naissance à une « socio-économie duale » distinguant d’une part ceux qui peuvent composer avec les chocs du marché, et d’autre part ceux qui les subissent. Entre fluidité du management économique, gestion par des indicateurs de performance et baisse des moyens techniques, les paysans ont été les grands perdants. Cela se double d’une crise de la reconnaissance des paysans en France. Alors qu’ils constituaient une profession historiquement reconnue dans la tradition française ayant permis une hausse de l’espérance de vie de la population depuis la IIIe République (poids de la paysannerie, rôle dans l’après-Guerre à travers l’autosuffisance de la France et l’aménagement du territoire car beaucoup de maires étaient auparavant aussi agriculteurs), ils constituent désormais une minorité dans les espaces ruraux qui sont eux-mêmes marginalisés en termes socio-économiques. De plus, leur poids dans l’économie française est en baisse. Toutefois, l’agriculture française reste un acteur majeur dans la production en Europe, avec une balance commerciale agroalimentaire excédentaire.
La crise économique du monde paysan
La situation économique désastreuse du monde paysan atteint son paroxysme avec un taux de suicide record, à raison de deux par jour, soit un taux supérieur d’environ 20% du reste de la population. Cette souffrance a été portée à l’écran avec le film « Au nom de la terre », réalisé par Edouard Bergeron en 2019 où l’on retrouve Guillaume Canet. C’est ce que montrait déjà l’Enquête sur la structure des exploitations agricoles en 2016 d’Agreste, le service statistique du Ministère de l’agriculture : « En 2016, des exploitations moins nombreuses mais plus grandes ». En moyenne, les revenus des agriculteurs sont toujours alarmants : 20% d’entre eux ont des revenus négatifs ou nuls, et 1 agriculteur sur 3 développe une activité à côté de l’exploitation agricole (cf Enquête « Emploi et revenus des indépendants 2020 » de l’INSEE). On assiste à des inégalités de revenus au sein même des agriculteurs : En 2016, le revenu du premier quartile des agriculteurs s’élevait à 37500€/an, alors que celui du dernier quartile était de 9600€/an. En 2017, les revenus les plus faibles concernaient les céréaliers, les éleveurs d’ovins et de caprins, et ceux les plus élevés concernaient les viticulteurs, les producteurs de légumes, fleurs et plantes pour la production végétales, et les éleveurs de granivores pour la production animale.
Depuis 1960, la production agricole a été multipliée par deux mais les prix ont été plus que divisés par deux. En effet, certains instruments tant en amont qu’en aval qui régulaient le marché pour limiter les crises conjoncturelles ont disparu (par exemple le « prix de soutien et prix fixe minimum en 1964 et les quotas laitiers contre la surproduction en 1984).

La libéralisation accrue du marché a conduit à la création de nouveaux instruments allant à l’encontre des précédents : la réforme de la PAC supprimant les « prix de soutien » en 1992, l’accord de l’OMC limitant les aides agricoles en 1995, la fin des aides à la production remplacées par des aides découplées en 2006 et la fin des quotas laitiers en 2015. De plus, on a assisté à des politiques de dépaysannisation à travers une rationalité économique : la Surface minimum d’installation (SMI) qui conditionne les aides aux parcelles jugées suffisamment grandes, et l’Indemnité viagère de départ (IVD) versée aux paysans de plus de 55 ans en échange d’une cessation de leur activité pour libérer des terres cultivables et des parts de marché. Cela conditionne la fermeture des moyennes fermes et encourage la création de fermes-usines, telle que la « Ferme des 1000 vaches » qui et l’un des symboles de l’agriculture industrielle. Selon le sociologue spécialiste du monde agricole François Purseigle, cela aboutit à une crise du modèle de la paysannerie familiale à la française (un couple avec un ou plusieurs enfants). On observe une incapacité des exploitants de taille moyenne à s’autoreproduire, à trouver des repreneurs. En 2000, alors que la part des exploitations de très petite taille (moins de 5 hectares) était restée stable (passant de 29 à 30%) et que celle de très grande taille augmentait (passant de 12 à 31%), celles des petites et moyennes taille diminuaient respectivement de 11 points et 8 points de pourcentage. De fait, cela rend difficile la mise en place d’une politique publique accompagnant au mieux ces différents modèles agricoles.
Une législation critiquée : loi Egalim et promotion de la certification HVE
La dernière législation en vigueur dans le secteur est la loi Egalim, la loi sur l’agriculture et l’alimentation promulguée en 2018. Si l’objectif était un équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, le constat est un échec comme le soulignent une trentaine d’organisations (Greenpeace, Confédération paysanne, UFC Que Choisir, etc) dans un article du Figaro deux ans plus tard. En effet, le constant est alarmant : revenu paysan non valorisé, hausse du taux d’endettement, tensions commerciales, insécurité alimentaire, effondrement de la biodiversité, retour attendu des insecticides néonicotinoïdes (dont les impacts sanitaires sont divers : toxicité neurologique, perturbation endocrinienne, génotoxicité et cancérogénicité).
Dans un contexte de réforme de la prochaine PAC (Politique agricole commune), les arbitrages sont tombés et sont en défaveur de l’agriculture biologique. Le ministre de l’agriculture et de l’alimentation Julien Denormandie a affirmé que les aides du bio seraient alignées sur la filière HVE (Haute valeur environnementale), ce qui représente 66% d’aides en moins pour les bio, équivalent à une perte moyenne de 132 euros par hectare et par an. Autrement dit, le changement des pratiques agricoles n’est pas encouragé, alors même que 40% des gaz à effet de serre d’un produit est lié à son mode de production. Apparue en 2012 suite au Grenelle de l’Environnement, la certification agricole HVE est fortement remise en cause, voire qualifié de « greenwashing » par des associations de protection de l’environnement et de consommateurs. Pointant une rigidité des exigences environnementales, le lobby agricole s’est battu pendant deux ans et a réussi à faire assouplir les conditions de cette certification.

Si la certification HVE est plus stricte que l’agriculture conventionnelle ou raisonnée (très dépendante envers les intrants du fait de l’intensification agrochimique et ses contreparties environnementales comme la pollution de l’eau et l’empoisonnement des milieux) en termes de biodiversité ou gestion des ressources en eau, elle est plus souple que la bio. La bio est encadrée par un cahier des charges défini au niveau réglementaire européen tandis que la HVE est une mention valorisante encadrée par les pouvoirs publics. La différence majeure est la permission d’utiliser des fertilisants chimiques et pesticides dont on connaît les impacts sur la santé (cancers, problèmes neurologiques et immunitaires, infertilité).
« Avec la certification HVE, l’État entend appliquer au vivant les normes issues de l’industrie. Avec cette volonté de sécurisation hygiéniste, la certification ouvre seule l’accès aux marchés et sécurise les approvisionnements des firmes avec des biocides (insecticides, fongicides, herbicides et antibiotiques) sans améliorer les pratiques agronomiques, et vise à camoufler les risques sanitaires les plus criants de l’industrialisation » – Alain Bazot, président de l’Association de consommateurs – UFC Que choisir)
De fait, cela constitue un risque de récupération de la démarche et de la certification par les filières aval (restauration collective, industrie de transformation, distribution etc) en ajoutant de la confusion auprès des consommateurs et « un risque de concurrence déloyale vis-à-vis des véritables certifications, telles que le Label rouge, l’agriculture biologique ou encore l’AOC ».
Quelles solutions ?
Face au constat alarmant de la situation paysanne en France, quelles solutions adopter ? Tout d’abord, une revalorisation économique de la profession s’impose et doit prendre en compte les nombreux services immatériels permis par les agriculteurs, tel que l’entretien de dizaines de milliers de km de haie, fossés et murets. Ensuite, des mesures politiques sont nécessaires afin de limiter les fluctuations de la conjoncture économique (retour aux quotas et aux prix de soutien et prix fixe minimum), favoriser l’accès au foncier (lutter contre la spéculation financière) ou encore encourager la reconversion au bio de certains paysans. Enfin, on pourrait favoriser un contexte de revalorisation morale de la profession. Cela permettrait de redorer leur image médiatique et leur statut social, mettant en avant leur utilité sociale et combattant de fait l’ « agribashing » (critique du mode de production agricole) ou des injures telles que « pollueurs », « empoisonneurs », ou encore « marchands de mort ». Si le système d’alimentation conventionnel ou industriel a tendance à être opposé dans le débat public aux systèmes alimentaires alternatifs que sont le commerce équitable (encadrement des relations commerciales, choix des partenariats, soutien au développement socio-économique, juste prix) et les circuits-courts (protection des patrimoines culturels et d’aménagement des territoires, partenariat durable avec le producteur, consom’action), il ne faut pas diamétralement les opposer. C’est ce que préconise le sociologue Ronan Le Velly, spécialiste des conditions de constitution et des modalités de fonctionnement des marchés concrets. Dans son ouvrage Sociologie des systèmes alimentaires alternatifs. Une promesse de différence paru en 2017, il s’oppose à cet antagonisme théorique et préfère parler de deux processus différents. On observe même certains rapprochements tels que l’hybridité des espaces de commercialisation avec la combinaison des chaînes d’approvisionnement et de commercialisation, les liens commerciaux entre les acteurs, la dynamique des pratiques (type de marché économique) ou encore l’attitude des consommateurs (perception de l’agriculture et leurs motivations d’achat).
Image de couverture : Raymond Depardon
Aymée Nakasato
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