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Ce que leurs plumes en disent : Les émoticônes de Wittgenstein contre les mots de Hegel

Cette semaine, On’ vous embarque dans le monde du langage avec Wittgenstein et Hegel. Rassurez-vous, il n’y aura point de formules, de syllogismes imbuvables… Non, loin de là ! Le type de langage auquel On’ va s’intéresser est un langage que nous pratiquons tous les jours ; le langage des émoticônes ! Et oui, la philosophie s’intéresse à tout, même aux smileys et emojis… Car l’émoticône est un langage à part entière, avec ses codes et ses usages. C’est ce qu’On’ vous propose de découvrir aujourd’hui.

Harvey Ball et ses Smileys. Photo Wikipédia.

Plusieurs personnes ont créé les smileys, émoticônes et emojis. À l’origine des premiers smileys, c’est Harvey Ball, un graphiste américain, qui en 1963 a réalisé le premier smiley pour une compagnie d’assurance qui voulait redonner le moral à ses employés.

En 1982, un chercheur en informatique, Scott Fahlman, a inventé les émoticônes pour séparer les messages sérieux des plaisanteries entre collègues.

Enfin, les emojis, ont été créés bien plus tard en 1999 par la société japonaise NTT DOCOMO.

Que ce soit des émoticônes, des smileys ou des emojis, ils ont tous comme principale fonction de faire passer par une courte figuration une émotion, un état d’esprit, un ressenti, une ambiance, une intensité, exclusivement utilisés dans un discours notamment dans le langage des SMS. Ils peuvent prendre plusieurs formes, notamment des visages humains ou des animaux, des végétaux, des objets du quotidien, etc.

Pour simplifier les choses – car il est parfois bon de simplifier -, nous rassemblerons les smileys, les emojis et toutes les formes existantes sous le même nom : émoticônes.

Les émoticônes, une nouvelle forme de langage

Avec l’apparition des téléphones portables (et notamment avec le lancement de l’Iphone en 2007 par Steve Jobs), le langage par messagerie téléphonique s’est énormément développé et l’utilisation des émoticônes s’est démocratisé.

On estime qu’il existe plus de 972 caractères incluants les smileys jaunes que nous connaissons tous. Aujourd’hui, ce sont 6 milliards d’émoticônes qui sont envoyés chaque jour via des applications de messagerie.

Les émoticônes sont donc un langage à part entière avec le langage SMS comme le traditionnel « lol » ou encore le « mdr » (qui sont déjà dépassés, on l’admettra volontiers).

De l’importance du smiley souriant, pleurant, rigolant dans un SMS

Les smileys, qui ont pour forme un visage humain faisant ressortir une émotion telle que la joie, le bonheur, la tristesse, la colère, n’ont pas uniquement vocation à orner nos messages par leur style épuré et simpliste. Ils ont une fonction importante : ils transmettent l’intention comme l’intonation du message.

Dans le langage écrit, il est compliqué parfois d’appréhender l’intonation du message ; est-ce ironique, joyeux, colérique, triste ?

Un exemple concret : « Jean Castex a passé la journée chez moi hier ! ». On comprend qu’hier, vous avez passé la journée avec Jean Castex chez vous, ce qui est l’information principale. Mais, il nous manque une information… Le ton de cette phrase. Êtes-vous heureux d’avoir passé cette journée chez vous avec le Premier ministre ? Il est difficile de saisir ici, si vous êtes heureux, désespéré, ou en colère. Alors oui, vous pourriez ajouter à ma phrase, « Ce fut une journée douloureuse » ou encore « Ce fut une journée incroyable de passer la journée avec le DiCaprio français », mais si vous voulez aller au plus rapide, le smiley est donc votre meilleur outil. Selon le ton, vous allez utiliser un smiley particulier. Ainsi si vous êtes content ou en colère, vous utiliserez les smileys qui représentent cette émotion :

« Jean Castex a passé la journée chez moi hier 😃 »

« Jean Castex a passé la journée chez moi hier 😡 »

En fait, le smiley utilise le principe de parcimonie. C’est-à-dire faire comprendre quelque chose avec peu de moyens, arriver à un but par des moyens simples, rapides, sans difficultés.

Mais justement, l’usage parfois excessif des émoticônes pour expliquer nos émotions, nos ressentis, nos sentiments ne sont-ils pas un phénomène dangereux pour le langage ? Les émoticônes enrichissent-ils ou appauvrissent-ils celui-ci ?

Deux philosophes peuvent nous éclairer pour répondre à cette question : Hegel et Wittgenstein.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel : pas de pensées sans mots

G.F.Hegel, né le 27 août 1770 à Stuttgart et mort le 14 novembre 1831 à Berlin, est un penseur rationnel. Pour lui, les mots structurent le langage ainsi que la pensée. Dans son Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, il dit ceci :

« C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité,et par la suite nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute […] . Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée.[…] Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. »

Pour Hegel, les mots permettent la pensée et son organisation. Ne pas avoir de mots, c’est ne pas avoir de pensée. Si les mots vous manquent pour décrire un événement, c’est que votre vocabulaire ne vous permet pas d’élaborer une pensée sur celui-ci. Les mots c’est « la forme objective » et « la forme externe » de nos pensées.

Ainsi, Hegel dirait des smileys qu’ils sont la pauvreté incarnés du langage. Car pour lui, l’émoticône n’est pas un mot. C’est un indicateur de sentiment comme « je suis joyeux » mais il n’exprime pas la nature de votre joie que Jean Castex ait passé la journée chez vous hier. En fait, il faudrait poser la question : « Pourquoi es-tu joyeux que Jean Castex ait passé la journée hier chez toi ? ».

Ludwig Wittgenstein : l’émoticône, le langage universel…

Ludwig Wittgenstein, né le 26 avril 1889 à Vienne et mort le 29 avril 1951 à Cambridge, est un logicien. Son œuvre, Tractatus Logico-philosophicus, pose les bases de la logique. Il réfléchit durant sa vie à la création d’un langage simple et universel, qui pourrait être compris par tout le monde.

À l’inverse de Hegel, pour lui, un signe peut avoir beaucoup plus de significations, s’il est bien utilisé. Dans son Tractatus, il dit que « Si un signe n’a pas d’usage, il n’a pas de signification. » (Tractatus, 3.328)

Nous pouvons donc en déduire que si Wittgenstein vivait à notre époque, il dirait certainement qu’un émoticône peut avoir une signification si son usage simplifie la clarté d’un propos et s’il est bien placé dans le message.

Il ajoute dans ses Leçons sur l’esthétique que :

« Si je savais dessiner, je pourrais évoquer d’innombrables expressions en quatre traits. Des mots comme «pompeux»et «majestueux» pourraient être exposés par des visages. De la sorte, nos descriptions seraient beaucoup plus souples et variées qu’elles ne le sont exprimées par des adjectifs. »

Wittgenstein prend à contre-pied Hegel, en disant qu’un visage dessiné permettrait de décrire une palette plus variée de nos émotions que par des adjectifs… donc des mots. En un sens, un schéma, un dessin et a fortiori un émoticône, ont plus de sens et donnent une diversité d’intentions, qu’un message rigoureusement écrit et dont on ne pourrait percevoir l’intention comme l’émotion.

Wittgenstein, en parlant d’expressions en quatre traits, parlait sûrement des émoticônes bien avant leur naissance. Qui sait si Wittgenstein aujourd’hui, ne serait pas heureux de voir qu’il existe aujourd’hui un nouveau langage universel !

Pour conclure…

À la question : l’émoticône est-il un enrichissement ou un appauvrissement de la langue ? Il serait impossible de trancher de manière précise. Simplement, il faut différencier le langage téléphonique du langage écrit pour le quotidien. Le langage SMS est plus permissif et tient à une certaine vie privée. Alors à vous de choisir, si vous préférez le fond ou la forme.

Personnellement, je vous dirai que la forme et le fond font un bon mélange et qu’il n’est pas dérangeant que dans un SMS, il y ait un émoticône. À condition qu’ils ne soient pas le message non plus et qu’il n’y ait pas de fautes d’orthographes aussi 😉. Les mots restent importants pour la création de la pensée.

Il vaut mieux un :

« Bonjour, comment vas-tu ? 😊 »

Qu’un

« Slt sa va ? »

Alors… Comment fut ta journée d’hier avec Jean Castex ? 😂

Marc Mouty Lecallier

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