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On’ a rencontré… Adeline Laffitte, scénariste du « Manifeste des 343. Histoire d’un combat »

Scénariste de télévision, après avoir été journaliste pendant 20 ans en presse féminine, Adeline Laffitte nous a accordé un entretien. Elle nous présente « Le Manifeste des 343. Histoire d’un combat », un roman graphique qu’elle a réalisé avec Hélène Strag et Hervé Duphot aux éditions Marabulles. Un ouvrage qui retrace l’histoire du célèbre manifeste contre l’interdiction de l’avortement.

On’ : Dès la couverture, vous affirmez un code couleur particulier : nuances de rose, de noir et de blanc. Pourquoi ce choix artistique ?

A.L. : Il s’agit d’un choix artistique de la part du dessinateur. Nous avions hésité sur l’orange ou le bleu pour tout le déroulé de la BD. L’orange était assez pop et collait bien à l’époque mais était assez figé, le bleu était trop froid. Quand Hervé Duphot, le dessinateur a proposé ce rose qui va du saumon au fuschia, tout le monde a été d’accord, scénaristes comme éditrice. C’est une palette qui permet de virer au rouge lorsque le récit devient plus dramatique. De plus, ce code couleur permet de répondre à des contraintes financières relativement restreintes puisqu’on évite la quadrichromie dont le tarif à l’impression est beaucoup plus élevé.

On’ : A l’évidence, votre projet s’inscrit dans une perspective d’hommage à celles et ceux qui ont mené la lutte féministe. Pourquoi avoir choisi le Manifeste des 343 pour illustrer l’histoire de ce combat ?

A.L. : En effet, c’est un hommage très franc à ces femmes de 1970-71 et notamment au Mouvement de Libération des femmes que les historiens et sociologues des études de genre ont appelé « la deuxième vague féministe ». Nous avons choisi la vitrine du Manifeste pour différentes raisons. D’abord parce que 2021 est l’année du cinquantenaire de l’évènement. La communication autour du livre pouvait donc s’y inscrire. L’anniversaire, c’est aussi le moment le plus naturel pour un hommage. Et le 50ème anniversaire c’est surtout l’occasion de remercier des femmes qui, bientôt, ne seront plus là. La plupart ont dépassé leur 80e année ! 

Enfin, dans l’histoire du droit et de la lutte pour l’avortement, ce manifeste c’est la chute du premier domino qui va permettre une réaction en cascade et toutes les actions qui vont suivre. On parle souvent de la loi Veil ou du procès de Bobigny mené par Gisèle Halimi, mais on oublie souvent que c’est ce Manifeste qui a déclenché de façon concrète la bataille. En outre, ce qui est assez touchant c’est qu’il s’agit d’une initiative exclusivement féminine, portée par une journaliste et le MLF. Il faut savoir qu’à l’époque, le MLF était la plupart du temps non mixte puisque l’idée était de dénoncer le patriarcat et de dire “ne me libère pas je m’en charge”. Le Manifeste représente cela : une initiative de femmes au service de leur propre émancipation.

On’ : Votre BD est un récit ancré historiquement – fin août 1970 à fin avril 1971 – relatant avec précision le processus de publication de ce Manifeste : comment avez-vous retracé le plus fidèlement possible la chronologie de ces 8 mois ?

A.L. : L’enquête de reconstitution a été… ardue et longue ! D’abord, comme tout le monde, nous avons commencé nos recherches sur internet. Mais bien sûr, c’est loin d’être suffisant ! Nous avons aussi retrouvé des livres féministes d’époque, des autobiographies et des coupures de presse de ces années-là. Nous avons également pu étudier des documents personnels de Anne Zelensky, une féministe « historique », des toutes premières heures et qui est un des personnages de la BD. Anne a en effet confié ses archives à la Bibliothèque Marguerite Durand (Paris). Et à un moment de l’enquête, il nous manquait encore quelques éléments, pour bien cerner l’époque et comprendre la raison précise et concrète pour laquelle ces femmes étaient passées à l’action pile à ce moment-là. On a redécouvert qu’à l’époque, il y avait eu une proposition de loi sur l’avortement, aujourd’hui oubliée portée par un député, le Dr Claude Peyret. Il voulait élargir les critères de l’avortement thérapeutique, déjà autorisé quand la vie de la mère est en danger. Ce qui ne résolvait pas le problème des avortements clandestins souvent motivés pour des raisons « psycho-sociales ».  Cette année-là, à l’automne 1970, ce texte met le feu aux poudres. La presse en parle. Tout le monde a son avis sur la question de l’avortement. Mais ce déni de la réalité dramatique des femmes – la proposition ne ciblait que certains cas et ne concernait que quelques centaines de femmes par an – en bref l’hypocrisie politique a heurté les féministes. 

Enfin, notre enquête s’est bouclée quand on a retrouvé Nicole Muchnik, qui était au Nouvel Observateur à l’époque. C’est elle qui a eu cette idée de Manifeste qu’elle est ensuite allée proposer au MLF, à Anne Zelensky notamment. Mais la mémoire de nos témoins n’est pas infaillible, alors la reconstitution la plus précise possible a nécessité le recoupement des témoignages et des documents d’époque. 

On’ : Vous choisissez pourtant de mêler à l’Histoire des récits de vies plus ou moins inspirés de faits réels. Et ce sont presque ces histoires particulières qui résonnent comme les plus universelles. Est-ce une volonté de montrer que les plus grands combats peuvent être menés par des personnes ordinaires ?

A.L. : Oui, évidemment. Il s’agit d’une histoire vraie, mais pour la raconter en BD il nous fallait utiliser les codes d’écriture de la fiction. Autrement dit, avec la BD, on a fait le choix de l’émotion plus que des faits car l’émotion fonctionne mieux que n’importe quel autre discours. Dans la BD, il y a donc différents personnages qui n’ont jamais existé mais qui incarnent différentes notions comme « l’avortement est illégal », « la peur du gendarme », le « poids de la religion » ou encore « le prix d’un avortement clandestin », aussi bien sur le plan financier qu’humain. Tout cela se traduit à l’échelle individuelle par exemple par un personnage qui cherche une avorteuse et la paie mais il ya des conséquences très concrètes et intimes sur sa vie.

Être scénariste c’est avoir le pouvoir de faire passer des émotions par des personnages. C’est un travail bien différent de celui de journaliste ou il faut s’en tenir aux faits. Mais il reste un ADN commun entre ces deux métiers : les scénaristes comme les journalistes rendent compte de la société, avec des outils différents. Je dirais que les scénaristes parlent aux tripes et ciblent l’émotionnel tandis que les journalistes visent le cerveau, le rationnel.   

On’ : À la fin de votre BD, Nicole Muchnik, dont l’histoire a inspiré votre récit, écrit : « Lorsqu’on s’allie, alors oui on peut. ». Etes-vous habitée par la même certitude ?

A.L. : Oui ! J’assume mon côté gauchiste de base ! La force du collectif c’est quelque chose d’assez émouvant. Dans l’histoire du Manifeste c’est le collectif qui prime. C’est parce qu’elles étaient nombreuses qu’il ne leur est rien arrivé. En plus du nombre, la notoriété de certaines a également joué. En fait, le manifeste des 343 a pris comme modèle le « Manifeste des 121 » de Sartre où les signataires déclarent leur droit à l’insoumission lors de la guerre d’Algérie. Tout le monde savait que les 121 ne risquaient rien car il y avait Sartre. De Gaulle avait bien dit : “On ne met pas Voltaire en prison”. Et le « Manifeste des 343 » est porté par Simone de Beauvoir, Christiane Rochefort, Delphine Seyrig, Catherine Deneuve… 

Cette phrase de Nicole Muchnik c’est la dernière phrase de la postface qu’elle a écrite dans notre BD. C’était le moyen pour nous de lui donner une tribune où elle pouvait démêler le faux du vrai et dire ce qu’elle voulait. 

On’ : En ce moment en Pologne, de vives manifestations pro-avortement éclatent en réponse à un gouvernement désireux de revenir sur ce droit fondamental. Dans d’autres pays, les voix anti-avortement sont de plus en plus présentes. Ce combat est-il sans fin ?

A.L. : Hélas, je crois qu’en effet il se poursuit et il faut rester vigilant.e.s. Les enjeux autour du corps des femmes et de leur fécondité sont nombreux : moraux, religieux, politiques… Simone de Beauvoir disait : “N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise […] pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis.”. C’est exactement ça ! Nous, femmes de 2020, on en bénéficie depuis 1975, ça nous paraît aberrant mais il faut comprendre qu’avant cette date, les femmes avaient des enfants « non désirés ». C’est le comble de l’horreur selon moi. C’est évident que l’on ne peut aimer que les enfants désirés. C’est d’ailleurs pour cela qu’on les aime. En interdisant l’avortement, on a créé des générations d’enfants mal aimés.

On’ : Vous préparez en ce moment un documentaire sur le même sujet. Le voyez-vous comme un complément de votre BD ou comme un projet totalement différent ?

A.L. : En fait, je suis restée un peu insatisfaite après la parution BD parce que j’avais à cœur de vraiment faire découvrir ces femmes qui ont mené un combat qui bénéficie à tout le monde et ça me rend dingue que l’Histoire puisse les oublier. Je ne peux pas me résigner à les laisser dans l’ombre. Ça serait trop injuste. On leur doit énormément !  Du coup, par rapport à la BD, le projet diffère beaucoup. D’abord dans la forme parce que c’est un projet audiovisuel mais aussi sur le plan de la narration. Par exemple, en tant que scénariste, on parle de « point de vue », cela signifie qu’on choisit le personnage à travers lequel on vit l’histoire. Dans la BD, c’est Nicole. Dans le documentaire, on est plutôt multi-points de vue. Il ya plusieurs personnages importants. On s’intéresse beaucoup plus à Anne par exemple. On se rapproche aussi du journalisme car il y a des interventions de femmes sur l’époque, sur le plan médical… Et puis, un film c’est aussi un travail d’équipe et je suis accompagnée d’une réalisatrice, donc nos idées se complètent. 

L’enquête préalable à la BD est bien sûr utile, mais elle n’a pas été suffisante. C’était un « défrichage ». Pour le documentaire, il a fallu compléter avec des avis de gynécologues, historiens, célébrités… Les recherches se poursuivent et le tournage a commencé avec les entretiens. Il s’agira d’un documentaire historique avec des images d’archives. Et il faut savoir que les images d’archives de l’INA, cela coûte extrêmement cher. C’est pourquoi nous avons mis en place une cagnotte afin de pouvoir acheter davantage d’images. C’est un projet de film à petit budget, qui plus est sur un sujet précis et donc avec des ressources assez rares. Mais nous sommes en partenariat avec le magazine « L’Obs » (ex-« Nouvel Observateur ») ! C’est une démarche intelligente de leur part puisque c’est chez eux que le Manifeste a été publié et que le magazine était très engagé dans les années 70.  Or notre film a, de fait, un aspect militant en rappelant qu’il nous a fallu, nous les femmes, « prendre les armes médiatiques » pour défendre nos sœurs condamnées à ces avortements sordides. 

La diffusion à la télévision est prévue pour les 50 ans du Manifeste c’est-à-dire le 5 avril 2021. L’occasion de rappeler que la lutte continue. Il ne faut pas compter sur les autres. Il faut d’abord compter sur soi-même.

source de l’image de bannière bannière : Marabulles

Propos recueillis par Lucie Ducos-Taulou.

Lucie Ducos-Taulou

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