La gestion de la crise du Covid-19 par le gouvernement français a été déclarée comme étant basée sur les sciences. Rédigé à partir d’un mémoire de recherche de Master 2 « Ingénierie des risques et des crises », cet article propose de revenir sur l’appui des sciences dans la gestion française de cette crise et les limites qu’elles ont mis en avant.
La place des sciences
La loi des 3 états du philosophe positiviste Auguste Comte illustre la place prépondérante qu’occupe la science dans nos sociétés. D’après cette loi, chaque branche de la connaissance humaine traverse trois états successifs, à l’échelle individuelle ou à celle de l’humanité. Les trois états sont les suivants : théologique (expliquer l’origine des phénomènes à partir d’entités surnaturelles), métaphysique (discours téléologique pour rechercher les preuves) puis positif ou scientifique (au lieu de chercher à comprendre l’origine qui est le « pourquoi », on va simplement s’intéresser au « comment », c’est-à-dire au rapport de cause à effet en cherchant des lois).

L’âge de la science doit correspondre à une organisation rationnelle de la société. En plus de dépasser la métaphysique, les sciences vont également prendre le dessus de la philosophie, longtemps porteuse de l’essentiel de la connaissance et de la logique. Par « sciences », on inclut à la fois les sciences « dures » et les sciences humaines et sociales, articulant toutes deux théories et matériaux empiriques (tels que l’observation ou l’expérimentation). Parmi les données scientifiques, on compte notamment les données physiques, biologiques, sanitaires, populationnelles, sociales ou environnementales.
Quand la politique et les médias se mêlent aux sciences
En France, la gestion de la crise du Covid-19 par le gouvernement français a été déclarée comme prenant appui sur les sciences. Le 16 mars, Emmanuel Macron annonce aux Français : « les décisions ont été prises avec ordre, préparation, sur la base de recommandations scientifiques ». Cet appui des sciences peut être entendu comme une « traduction » au sens de Callon et Latour, deux scientifiques qui définissent ce concept comme une transformation des connaissances liée à la mise en relation de différents acteurs (politiciens, opérateurs, entreprises, médias, citoyens) ayant des connaissances, valeurs et intérêts divers.
D’après le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein, le rapport ambigu à la science de ces acteurs témoigne à la fois d’une inculture et d’un rapport d’autorité. « Faire de la science, c’est penser contre son cerveau », déclarait Gaston Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique. Autrement dit, la science nécessite une analyse critique qui se distingue de la pensée immédiate. Il faut expliquer son origine (signaux faibles, alertes avec notamment la crise environnementale) et l’étudier sur le temps long à travers des hypothèses (menace d’une seconde vague, taux d’immunité dans la population, etc). Lors de cette crise, on a assisté à une dégradation médiatique d’énoncés scientifiques en opinions via des intuitions, des effets grossissants, des absences de mises en contexte, des erreurs ou encore des conclusions biaisées (cf la polémique autour du traitement médical combinant l’hydroxychloroquine et l’azithromycine proposé par le Pr Didier Raoult ou encore le documentaire « Hold up » qui pointe un complot mondial à l’origine de la crise du Covid-19). Ce populisme scientifique ou « démogogisme cognitif » comme le qualifie le sociologue des croyances Gérald Bronner, désigne des points de vue intuitifs et subjectifs. Cela fait écho à l’effet Dunning-Kruger qui est un biais cognitif selon lequel les moins qualifiés dans un domaine vont surestimer leurs connaissances et compétences et se déclarer compétents « à leur façon».

Le rapport ambivalent à la science s’explique également par l’argument d’autorité. Si les scientifiques recommandent, c’est le politique qui décide. Lors de la cette crise, les recommandations scientifiques ont parfois été appliquées mais tardivement (prises en charge des problèmes sociaux et psychologiques) voire pas du tout écoutées par le gouvernement (reconstitution des moyens hospitaliers, implication de la société civile dans la gestion de la crise, etc). Lorsque la science dérange le pouvoir, elle va être mise au second plan (faiblement relayée, accusée de contradictions, etc). Elle est une partie intégrante d’une réalité sociale au sein de laquelle les décisions sont prises en concertation avec d’autres acteurs, au cœur d’autres enjeux (politiques, économiques, sociaux, etc). Si l’on prend l’exemple des masques et des tests : une recommandation par la communauté scientifique internationale du port du masque et d’une stratégie de tests massifs est inefficace si elle ne devient pas une priorité de santé publique (budget, logistique, communication).
Les sciences, toutes les sciences, rien que les sciences ?
La gestion de la crise du Covid-19 ne s’appuie pas uniquement sur la science. D’autres facteurs entrent en ligne de compte : les enjeux économico-politiques, le droit, le consensus social, les principes, les valeurs ou encore les styles de pensée.

Ils influencent les pratiques, les interactions et les communications. C’est notamment là qu’interviennent les sciences humaines et sociales. Elles aident à étudier les impacts sociaux (personnes vulnérables, violences intrafamiliales), psychologiques (stress, dépression) et symboliques (confiance, sécurité) de la crise. Autrement dit, ces valeurs relèvent à la fois du sujet (ressenti et vécu individuel), de l’objet (propriétés et valeurs symboliques du domaine ou de la crise en elle-même) et du contexte (confinement, tensions géopolitiques, etc). L’échec du système de santé à flux tendu découvert par la France entière au début de cette crise a montré qu’il est grand temps de valoriser le care, à travers une éthique de la considération. Appréhender ces valeurs permet de mieux cerner la gouvernance de la crise du Covid-19 dans sa globalité.
Vers une nouvelle approche de la gestion de crise
Au-delà de l’ambivalence du rapport à la science, la crise du Covid-19 a mis en avant d’autres enjeux :
- L’importance de la géostratégie :
Loin de dicter une morale et des comportements, le monde occidental a vu la pertinence de voir comment d’autres modèles ont géré cette pandémie : la Covid-19 a moins frappé l’Afrique que l’Occident ; le civisme et le sens de la responsabilité mieux développés dans certains pays d’Asie via la doctrine confucéenne ont permis une meilleure adhésion de la population à la gestion gouvernementale de la crise.
- La vulnérabilité du système capitaliste
Cette vulnérabilité a été valable également pour les pays n’ayant pas confiné leur population (effets sur les importations, le repli national, etc). Cette crise appelle à un nouvel horizon d’émancipation politique par des stratégies nationales pour renforcer la souveraineté (par exemple la souveraineté industrielle via la relocalisation), la protection ou encore la solidarité (approvisionnements locaux, financement des services publics, etc).
- L’urgence de prendre conscience de la crise environnementale et agir en conséquence
Dans La société du risque paru en 1986, année de l’accident de Tchernobyl, le sociologue Ulrich Beck, met en avant de nouveaux types de risques auxquels les sociétés modernes doivent faire face : des risques globaux visant tout le monde, croissants et illimités dans leurs conséquences, tel que l’accélération du changement climatique. On peut l’imputer à l’industrialisation, au changement d’utilisation des terres (la déforestation), à la consommation infinie de ressources finies (matières premières) et à la mondialisation. Tout comme le déclare le penseur de la modernité Danilo Martuccelli, l’environnement peut être considéré comme le nouveau régime de réalité où la nature va être la frontière entre le possible et l’impossible, faisant suite à la morale, le politique et l’économie.
Afin d’agir sur les risques environnementaux, on pourrait tout d’abord repenser les rapports à la nature par le biais d’une éthique de la nature, d’une éducation à l’environnement et arrêter de penser que le progrès technologique va régler la question environnementale. Il faut inclure le marché de l’information en luttant contre le climatoscepticisme : passer par la pensée critique et les modes de raisonnement pour défaire les croyances préjudiciables. L’imaginaire est également une dimension à prendre en compte, tout comme le préconise Nancy Huston dans son ouvrage L’espèce fabulatrice : changer les représentations culturelles qui impactent ensuite les instances économiques et politiques.
- L’importance d’améliorer la gestion de crise
A travers l’exemple de la crise du Covid-19, les science humaines et sociales ont mis en avant l’importance de gérer une crise à travers une approche à la fois pluridimensionnelle (étudier les mécanismes psychologiques, les symboliques, les interactions et les dimensions structurelles) et pédagogique (informer et former à la culture de crise, cerner les représentations et comportements face au danger). Cette approche doit également être réflexive (adopter des visions micro et macro, à court et long-terme pour avoir une représentation cohérente du danger et de la réalité), inclusive (privilégier des méthodes de travail collective et collaborative) et créative (construire des capacités de réponse nouvelles et adaptées).
Source de l’image de bannière : Santé Publique France
Aymée Nakasato
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