« Oui, nous voterons tous énergiquement, passionnément pour instituer l’impôt général et progressif sur le revenu, sur le capitalisme et sur la plus-value. Nous le voterons parce que, quelle que soit la répercussion possible, et il en est toujours, les impôts ainsi établis sur le grand revenu et le grand capital sont moins fatalement répartis et pèsent moins brutalement sur la masse que les impôts directs qui atteignent directement le consommateur ou le paysan sur sa terre et sur son sillon. ». C’est ainsi que Jean Jaurès défendait le projet de loi sur l’instauration de l’impôt sur le revenu. Âpres combats et précaires victoires, plongeons-nous dans l’impôt et ses enjeux.
Souvent décrit comme étant « Factieux », « immoral », « nuisible », « injuste », « spoliateur », voire de « détournement » ou « d’agression » au XVIIIème et le XIXème siècle, l’impôt est un sujet éminemment politique et philosophique avant d’être économique. La fiscalité peut être considérée comme l’expression des rapports de force au sein de la société, « l’un des lieux privilégiés de mise en forme du conflit social »2. Comme l’explique Norbert Elias, « Aucun homme en tant qu’individu n’a créé les impôts ou le monopole fiscal ; personne n’a oeuvré à travers les siècles en vue de mettre sur pied de telles institutions. Les impôts sont, comme toutes les autres institutions, un produit de l’interdépendance sociale. Ils procèdent de la lutte des groupes et intérêts sociaux »3.
Le pouvoir fiscal n’a cessé de croître depuis l’établissement des premiers impôts et il semble être aujourd’hui le corollaire d’un État moderne, démocratique et reditributif. On distingue classiquement les impôts sur le revenu, sur la consommation et sur le capital. L’impôt sera ici abordé dans sa partie plus théorique que technique et l’on s’intéressera notamment à l’impôt sur le revenu. L’histoire de l’impôt nous permet de comprendre d’avantage la place de l’État aujourd’hui dans la société et les rapports d’inégalités entre les groupes sociaux. La question fiscale tourne autour de deux points fondamentaux : celle du consentement et celle du mode d’imposition souhaité. La plupart des évolutions tumultueuses qu’a subie l’impôt a tourné autour de ces deux points.
Histoire et perceptions
Une révolution théorique s’opère dans l’histoire de l’impôt en France lors de la Révolution française. L’impôt est peu à peu perçu comme une contribution obligatoire à la nation ; il s’agit en fait plus d’une révolution du consentement. C’est au XXème siècle que le véritable tournant intervient. S’ouvre alors le siècle de la redistribution et du suffrage universel avec l’État-providence et ses grandes mesures fondatrices telles que l’institution de l’impôt progressif sur le revenu, la mise en place d’un système d’assurance contre les risques de la vie et la régulation des rapports de travail. L’impôt apparaît, depuis lors, comme une garantie à la stabilité d’un État-nation souverain, sûr et juste.
L’impôt va donc passer par différents stades de consentement et de perception étudiés notamment par Pierre Rosanvallon dans La société des égaux4. C’est l’impôt-échange qui prévaut d’abord, défini par Proudhon comme « la quote-part à payer pour chaque citoyen pour la dépense des services publics »5. Ce à quoi s’est ensuite ajouté l’impôt-assurance.
« Il est établi un impôt sur le revenu. ». Avec ces quelques mots, l’article 5 de la loi de finance6 du 15 juillet 1914 va changer le visage de la fiscalité française. L’impôt de la redistribution et de la solidarité entre alors dans les moeurs avec cette belle idée que l’instrument fiscal pouvait être, pour l’État, un moyen d’atteindre la justice sociale et de réduire les inégalités au sein de la société par la redistribution entre les classes sociales. Cependant, ce n’est pas la justice sociale qui convainquit une partie des opposants à cet impôt, mais plutôt le spectre de la guerre et la nécessité de son financement.
Avec des situations politiques très différentes, les pays vont tout de même adopter le système d’impôt progressif sur le revenu : le Royaume-Uni en 1798 avec l’income-tax, la Prusse en 1891 avec l’einkommensteuer, l’Italie en 1894, les États-Unis en 1913 et enfin la France en 1914. Les taux sont à l’époque très bas, entre 0,5% pour l’Allemagne et 6% pour les États-Unis, 2% en France. C’est également une fraction minime de la population qui était imposable.
Consentement et résistances
La vision anglo-saxonne de la fiscalité est indissociable de la représentation électorale. John Locke l’explique très bien dans Le Second Traité du gouvernement7 dans lequel il pose les conditions du consentement à l’impôt. Ce dernier a une dimension très politique, il n’est consenti qu’à condition d’être légitime et donc démocratique. C’est le principe entre autres à l’origine de la Révolution américaine du « no taxation without representation ».
La question du consentement trouve ainsi son essence dans la confiance qu’ont les individus dans les institutions, dans l’État qui est censé les représenter. La confiance est la condition sine qua non au consentement.
« Cette vérité, que les impôts ne peuvent être établis légitimement que du consentement du peuple ou de ses représentants, a été reconnue généralement de tous les philosophes et jurisconsultes qui se sont acquis quelque réputation dans les matières de droit politique »8.
C’est exactement ce qui s’est passé à la Révolution française où le pouvoir du roi a été transféré à la nation. Les prélèvements n’étaient plus indirects, arbitraires mais directs, discutés, rendant alors les relations fiscales légèrement apaisées.
Progressivité ou proportionnalité ?
La fiscalité est l’outil de redistribution privilégié depuis longtemps. Par les prélèvements, l’État transfère les inégalités économiques et de conditions produites par les forces de marché et les inégalités initiales.
Vauban (1633-1707), qui peut être considéré comme le premier théoricien moderne de la fiscalité, définissait l’impôt comme « une obligation naturelle aux sujets de toutes conditions à contribuer à proportion de leur revenu ou de leur industrie sans qu’aucun d’eux s’en puisse raisonnablement dispenser » tout en ajoutant que « l’exemption de contribution est injuste et abusive, et ne peut ni ne doit prévaloir au préjudice du Public »9.
Un impôt proportionnel applique le même taux pour tous les niveaux de revenus. Cette forme de fiscalité ne tient pas compte des inégalités de revenu et de patrimoine, qui restent au même niveau avant et après impôts. Un impôt progressif applique un taux plus élevé pour les plus riches que pour les plus modestes. Par définition, un système fiscal progressif réduit les inégalités, dans le sens où les écarts de revenus sont plus faibles après le prélèvement qu’avant. En France, si l’on compare l’écart entre les revenus moyens des 10% les plus aisés avec ceux des 10% les moins aisés avant et après impôts, la fiscalité directe fait baisser de 20 % à 16 % ce rapport.
Les libéraux du XIXème siècle furent très hostiles à l’impôt progressif, qui constituait selon eux une « volerie graduée ». Mais d’autres penseurs l’on jugé nécessaire pour corriger les inégalités. Jean Jaurès déclara à la chambre en 1894 :
« Dans une société où celui qui ne possède pas a tant de peine pour se défendre, tandis que au contraire que celui qui possède de grands capitaux voit sa puissance se multiplier non pas en proportion de ces grands capitaux mais en progression de ces capitaux, l’impôt progressif vient corriger une sorte de progression automatique et terrible de la puissance croissante des grands capitaux »
Le rôle prépondérant des impôts indirects et proportionnels peut sembler illogique et problématique dans un pays où l’écart entre le 1% des plus riches et le reste de la population devient abyssal. C’est ainsi que de nombreux candidats à la présidentielle privilégient ces formes de fiscalité pour financer leurs programmes, notamment avec la TVA et la CSG qui sont les impôts à la base la plus large, sans se soucier de leur rôle neutre face aux inégalités.
Dans nos sociétés aux inégalités croissantes, le retour à l’impôt progressif, ardemment défendu par Thomas Piketty10, semble être indispensable, au moment où impôt progressif sur le revenu, « irréprochable dans sa moralité » d’après Proudhon, ne semble plus jouer son rôle de réduire les inégalités aujourd’hui.
Une politique fiscale est l’expression de la philosophie politique d’un gouvernement et de sa volonté ou non de tendre vers la justice notamment par la réduction des inégalités économiques et sociales. D’aucuns proposent d’autres alternatives fiscales comme la baisse de la fiscalité de l’épargne ou des baisses d’impôts ciblées pour les plus aisés. Croyant, sans doute, aux théories du ruissellement, ils ne voient pas l’urgence à agir contre les inégalités grandissantes. Thomas Piketty déclare que « le degré de mauvaise foi atteint par les élites économiques et financière pour défendre leur intérêt, ainsi parfois que par les économistes, qui occupent actuellement une place enviable dans la hiérarchie des revenus »10. L’existence de ces alternatives montrent que la légitimité et l’existence de prélèvements obligatoires sont aujourd’hui remis en question.
Philippe Van Parijs a très bien résumé la situation :
« La généralisation du capitalisme rend la fiscalité plus indispensable que jamais. La mondialisation du capitalisme la rend plus précaire que jamais. »
La question actuelle de l’impôt ne tourne absolument pas autour du montant mais du type de l’impôt et de sa répartition au sein de la population. Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez l’avaient très bien montré en 2011 le fait que la fiscalité française était devenue régressive pour les plus hauts revenus. Ainsi, les 5% des revenus les plus élevés (plus de 6900€ brut/mois) ont des taux d’imposition plus faibles que le reste de la population. Ce taux est encore plus faible pour les 1% des Français les plus aisés (plus de 14 000€ brut/mois). Les inégalités sont donc auto-entretenues grâce au système fiscal et la charge des prélèvements est donc supportée par les classes moyennes et classes moyennes supérieures, et notamment les salariés. C’est cela qui provoque le « ras le bol fiscal ». Nous sommes arrivés au maximum du consentement à l’impôt .
Le réel problème réside actuellement dans la baisse de la progressivité du système fiscal français avec la diminution du nombre de tranches d’impôts sur le revenu et par le rôle prépondérant des impôts proportionnels.
Condorcet s’indignait déjà dans la société du XVIIIème siècle bien plus inégalitaire :
« Je sais que l’existence des grandes fortunes est nuisible par elle-même, qu’il est utile qu’elle se rapproche de l’égalité. Je sais que sans cela, l’égalité même des droits ne peut être entière et réelle ».
Longtemps symbole de coercition, l’impôt apparaît comme une synthèse des situations économiques et sociales des époques. Son développement est au coeur du processus de croissance de l’État moderne et la crise grecque a révélé en 2010 la fragilité d’un État dont le système fiscal n’est pas complet et stable.
Comme le rappelle Nicolas Dalalande dans son livre2, « L’impôt est toujours, en même temps, un acte de souveraineté et un principe de solidarité ». Il ajoute que « l’impôt est devenu l’un des vecteurs du lien social et de la redistribution, une institution fondatrice du pacte social. »
Aujourd’hui, l’interrogation à propos du sens à donner à ce bel instrument qu’est la fiscalité ressurgit. La fonction politique de l’impôt comme attribut de la citoyenneté semble être en perte de vitesse, tout comme sa fonction sociale, de justice, de solidarité et de réduction des inégalités. Il s’agit peut-être de retrouver ces fonctions, de relégitimer la fiscalité dans une société où l’impôt est surtout vu pour sa fonction budgétaire, dans sa composante punitive.
Condorcet assénait, à ce sujet, cette magnifique injonction au lendemain de la Révolution française : « Conservons par la sagesse ce que nous avons acquis par l’enthousiasme ».
Sources :
1 Dans l’ordre : Adolphe Thiers, Benjamin Constant, Frédéric Bastiat, Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Thomas Paine.
2 Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances, de 1789 à nos jours, Seuil, 2011
3 Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, 1969
4 Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Seuil, 2011
5 Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de l’impôt, 1861
6 Bibliothèque nationale de France. « L’impôt général sur le revenu » [En ligne] http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61380297
7 John Locke, Le second traité du gouvernement. Un essai sur l’origine véritable, l’étendue et la fin du Gouvernement Civil, 1690
8 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, 1755
9 Vauban, La Dîme royale, 1707
10 Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil, 2013
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