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"Explicite, c'est un peu une idée folle" : rencontre avec Alice Fabre, journaliste sur Explicite

ITélé est mort, vive Explicite !   Souvenez-vous : en octobre dernier, une grande partie de la rédaction d’iTélé se mettait en grève pour protester contre l’arrivée imminente de Jean-Marc Morandini à l’antenne, mais aussi contre la restructuration de la chaîne par Vincent Bolloré. Les journalistes craignaient en effet de perdre leur indépendance et de […]

ITélé est mort, vive Explicite !

 

Souvenez-vous : en octobre dernier, une grande partie de la rédaction d’iTélé se mettait en grève pour protester contre l’arrivée imminente de Jean-Marc Morandini à l’antenne, mais aussi contre la restructuration de la chaîne par Vincent Bolloré. Les journalistes craignaient en effet de perdre leur indépendance et de voir la chaîne devenir un canal de pur infotainment. La grève dure trente-et-un jours, et se solde par un bilan amer : les revendications du personnel ont été largement ignorées, et une soixantaine de journalistes a démissionné, accompagnée de nombreux cadres et techniciens.

Mais le 20 janvier dernier, Explicite est lancé lors de l’investiture à la Maison-Blanche de Donald Trump. Ce nouveau média, fondé par les ex-grévistes d’iTtélé, est exclusivement présent sur les réseaux sociaux et pourrait bien renouveler le journalisme d’information. Peu de moyens et une équipe de journalistes entièrement bénévoles, mais une envie de fournir du bon travail et une information sérieuse, tournée vers le public. Rencontre avec Alice Fabre, qui fait partie de cette rédaction d’un nouveau genre.

Alors Alice, comment es-tu arrivée sur Explicite ?

Alice Fabre : Mon cas est un peu particulier : je faisais partie d’iTélé, et j’ai fait quelques jours de grève en octobre, mais j’avais réussi à trouver un nouveau boulot avant « la fin ». J’ai rejoint l’aventure après en avoir parlé à mon nouveau chef, donc je m’y engage en plus de mon travail. J’ai assisté aux réunions et aux discussions et je me suis dit que ça me branchait, et que si je pouvais le faire en même temps que mon travail, pourquoi pas !

Comment le projet Explicite est-il né ? Quel est son but ?

A.F. : [Elle rit] C’est une des rares soirées où je n’ai pas été présente ! Mais il y en a eu beaucoup de ces soirées, pour se donner des forces entre octobre et novembre. En l’occurrence ce soir-là c’était un peu une « dernière soirée », comme un pot de départ général : tout le monde était dehors dans le 18e et s’est dit « c’est quand même con : on quitte une rédaction alors qu’à nous tous, on en a déjà une opérationnelle, avec des gens qui savent travailler ensemble : et si on lançait notre propre média ? » C’est un peu une idée folle !

Vous êtes une soixantaine de journalistes à la rédaction, dont beaucoup ne sont pas à temps plein : comment vous organisez-vous ?

A.F. : Explicite fonctionne sur la base de la disponibilité de ses membres. On est une soixantaine de journalistes, dont plus de trente membres vraiment actifs : certains sont pigistes, et d’autres n’ont pas de contrat en ce moment, donc ça permet de tourner un peu. Moi par exemple, j’ai un peu un rôle compliqué au mois de février, et en mars je prendrai le relais de personnes qui ne pourront plus travailler autant qu’elles le peuvent maintenant. En tout cas, il y a constamment une vingtaine de personnes sur le projet, entre reporters et membres du bureau. C’est vrai qu’on fait les choses à l’envers, mais de façon tout à fait assumée. On s’est dit : « On est tous ensemble, on a envie de créer une aventure, un média collectif », et pour ça, en théorie, l’ordre est de se poser, réfléchir, faire des plannings, faire un business plan, ce genre de choses… Ça se met doucement en place, mais on apprend vite.

Après un mois d’existence, êtes-vous satisfait de ce premier bilan ? Est-ce que les choses s’enchaînent comme vous le souhaitez ?

A.F. : On a eu un accueil très positif, qui nous a un peu surpris d’ailleurs. On a déjà 60 000 personnes qui nous suivent sur les réseaux sociaux, et plus d’un million de vues cumulées entre Facebook et Twitter. Ça a directement mis la barre assez haut, et on est très contents d’avoir pu produire autant dès le lancement : les 2 premières semaines ont été décisives. On est dans un grand processus de réflexion pour affiner le projet : on se demande comment parler encore plus directement à nos auditeurs, comment rendre notre message encore plus clair, plus lisible. C’est un processus en évolution perpétuelle. On a beaucoup de réunions, on en discute, on débat, on n’est pas d’accord… Pour quelqu’un comme moi, qui est sortie d’école il y a seulement deux ans, c’est très enrichissant, parce qu’on a des réflexions que les médias français en ce moment n’ont pas : à qui parle-t-on ? Pourquoi fait-on cela ? Comment toucher les gens ?

Explicite est présent sur Facebook, Twitter, YouTube et Périscope : comment mettez-vous à profit cette utilisation des réseaux sociaux ?

A.F. : Répondre aux interrogations du public, c’est vraiment notre matrice, et jusqu’à présent, avec les réseaux sociaux, ça a été assez génial : avec les lives Facebook et Twitter, les commentaires en direct nous permettent de répondre et de penser à la suite. Notre programme Signaux Faibles est en direct, et voir les commentaires des spectateurs nous permet de répondre directement à leurs questions. C’est le fond de notre démarche : répondre, écouter les interrogations. Du coup on se pose la question du meilleur format. Et si le live nous paraît être le meilleur format, on le fait. Je pense aussi aux formats longs, avec notamment le reportage de Brice Andlauer sur les interprètes afghans. C’est là que YouTube est plus adapté, car ça nous permet de proposer des formats un peu plus longs, ici, un 8 minutes. On essaie vraiment de sortir des carcans de la télé, des chaînes tout info, pour explorer différents formats et différentes manières de faire ce métier, dont la base est de raconter les histoires, au sens propre du terme, les histoires qui concernent les gens, et répondre à leurs questions. Avec Explicite, on veut faire un journalisme pour les lecteurs, les spectateurs et les auditeurs.

Avec votre campagne de crowdfunding, vous aimeriez soulever 150 000 euros. Combien de temps la plateforme peut-elle tenir avec cette somme ?

A.F. : Notre objectif, c’est de ne solliciter ceux qui nous suivent qu’une seule fois. 150 000 euros nous permettraient de vivre jusqu’en juin, et l’idée, ce serait de pérenniser Explicite en trouvant d’autres moyens de financement. C’est évidemment un gros sujet de discussion, un véritable chantier. On réfléchit à la création d’une appli, d’un site web, d’une newsletter, peut-être passer par un abonnement. Et pourquoi pas, accueillir un investisseur, mais à condition bien sûr qu’il signe une charte d’éthique sous nos conditions pour que l’on puisse rester vraiment indépendants. Ce qui est sûr, c’est que l’on n’aspire pas à ce qu’Explicite reste une association : on veut qu’Explicite devienne un vrai média et que les personnes s’y investissent, puissent y rester. La dernière fois en AG, quelqu’un a dit qu’Explicite était un incubateur d’infos : c’est une construction constante, et dans un second temps on espère rencontrer des gens qui pourront nous aider, parce que le crowdfunding, ce n’est pas un modèle économique en soi.

Dès votre premier jour d’existence, on vous a vus aux États-Unis pour l’investiture de Donald Trump, ce qui est impressionnant pour un média naissant. Est-ce qu’il y a des sujets qui sont encore trop compliqués à couvrir, par manque de moyens ou de personnel ?

A.F. : On essaie d’instaurer une conférence de rédaction chaque semaine, pour faire le point sur les sujets qu’on va traiter, lancer différentes pistes, mais le problème c’est que parfois, il y a un sujet super qui passe, et on n’a malheureusement pas de JRI [ndlr : journaliste reporter d’image] pour s’en occuper, ou même pas de journaliste tout court. Alors oui, il y a quelques sujets qui ont malheureusement dû passer à la trappe, je pense notamment à des matchs qu’on aurait voulu couvrir, où les journalistes étaient accrédités mais n’étaient pas disponibles. À l’opposé, on a parfois des sujets qu’on ne pensait pas pouvoir faire et, par chance, un journaliste en jour de repos a pu s’en occuper, comme le meeting de Mélenchon à Aubervilliers, ou la Woman’s March que j’ai couverte à Paris : j’y suis allée juste après ma matinale à BFM Paris, parce que c’est un sujet très excitant, mais on n’avait personne dessus pour le faire.

Mais en théorie il ne doit pas y avoir de limites géographiques, ou du moins financières. C’est en partie à ça que sert le crowdfunding, à financer ces frais de missions : payer les billets de train, les hôtels, les frais de déplacement. On ne doit pas être obligés de laisser tomber un sujet sous prétexte qu’il se passe trop loin de nous et qu’on ne peut pas se permettre d’avancer les dépenses pour aller, par exemple, en Roumanie, pour couvrir les manifestations. Le crowdfunding permet aussi de payer le matériel : de nouveaux iPhone pour filmer, de nouveaux ordinateurs, de nouvelles éditions de Final Cut… Par contre ça ne paye personne. Personne ne reçoit de salaire pendant six mois.

Justement, la rédaction est formée de journalistes bénévoles : comment ce fonctionnement peut-il être viable, pour vous ?

A.F. : En effet, on n’a pas tous un boulot à côté. Personnellement j’ai beaucoup de chance parce que j’ai un CDI en parallèle : j’ai choisi d’investir mon temps libre et mes jours de repos dans Explicite et ça me plaît. Certains sont investis à temps plein et ont fait le choix de ne pas toucher de salaire pendant quelque temps. Il y a quand même un noyau dur d’une dizaine de personnes qui sont à temps plein là-dedans pour faire tourner la machine, et on espère trouver rapidement un moyen de les rémunérer.

Est-ce que le fait d’être indépendant change quelque chose à votre méthode de travail, à votre façon de choisir et traiter les sujets ?

A.F. : Oui et c’est génial ! C’est le côté le plus excitant dans tout ça. On n’a plus de cadres ou de carcans, on peut se libérer de ce modèle télé du « commentaire / 10 secondes de sonores / commentaire / 15 secondes de sonore / commentaire » le tout dure une minute trente et on passe au prochain sujet. J’exagère un peu évidemment. J’ai travaillé en chaînes d’info pendant deux ans et j’y travaille encore, on fait aussi du bon travail, mais c’est très formaté. Et le fait de ne plus avoir cette contrainte de format, ou cette contrainte d’audience, puisqu’on n’a pas d’annonceurs qui mettent de la pub, c’est génial parce qu’on est très libres d’exploiter des formats différents, de nouveaux angles… C’est aussi ça que les gens recherchent, parfois ils veulent entendre les histoires des gens, comme le reportage de Mathieu Cavada sur cet homme, Gérard, un chômeur qui a accueilli des SDF chez lui dans une chambre libre. Ce reportage c’est un super beau sujet qui, pour peu qu’il y ait des manifs qui dégénèrent à Aulnay, n’aurait pas été traité ailleurs. Donc oui, le choix des sujets est plus vaste, et on a le loisir d’explorer ce qui n’est pas dit ailleurs, ce qui pourrait toucher nos abonnés.

Cela influence-t-il la façon dont vous êtes vus par vos interlocuteurs ?

A.F. : Je pense que ça ne change pas vraiment mais il y a un petit quelque chose : ça rappelle encore un peu iTélé, même si on commence à se détacher de cette image, et tant mieux, parce que notre objectif ce n’est pas d’être les ex-iTélé mais bien Explicite. Les gens aiment le fait qu’on est indépendants. Ils se disent « ça ce sont des journalistes qui n’ont pas plié », et ils apprécient ce qu’on peut offrir de nouveau. Les formats originaux que nous développons peuvent intéresser les politiques qui se disent qu’enfin, on ne va pas les interroger dix minutes pour ne garder que trente secondes. On veut les faire parler sur leur programme, sortir de la recherche de la petite phrase, et c’est peut-être quelque chose qu’ils ne peuvent pas faire ailleurs. Et oui, on a reçu un accueil assez agréable du public : ça ne change pas du tout au tout mais il y a un regard bienveillant.

Enfin, pourquoi recommanderiez-vous à nos lecteurs de soutenir Explicite ?

Déjà, je voudrais dire que si tous les abonnés mettaient deux euros on pourrait terminer le crowdfunding ! On ne demande pas des gros dons. Il nous manque encore 50 000 euros, et ça nous permettrait de vivre pendant 6 mois. En termes de contenu, je me suis moi-même posé la question de pourquoi je m’intéressais à Explicite. Je partage personnellement des contenus que j’aurais partagés même si je ne faisais pas partie de la rédaction. Je me suis dit qu’Explicite prenait enfin le temps de répondre à certaines questions dans des formats originaux, et revenait à la source même de notre métier, qui est d’éclairer les gens, de répondre à leurs questions. Explicite prend le temps d’expliquer, de trouver les bonnes histoires à raconter, et c’est un média auquel on peut faire confiance, puisqu’on est complètement indépendants. On est plus libres dans nos formats, nos idées, nos angles, ce qui permet de voir des choses intéressantes, comme par le reportage de Brice Andlauer sur les interprètes afghans qui m’a beaucoup marquée, que je n’aurais pas vu ailleurs, et dont je ne suis pas sûre que je l’aurais regardé en entier si j’étais tombée sur un format beaucoup plus long à la télé. Ici, c’est une vidéo de 8 minutes, c’est sur YouTube, je regarde ça au lieu de regarder des vidéos de chats et ça m’apprend quelque chose, et ces autres formats sont l’assurance qu’on répondra à vos questions et qu’on vous aidera. Nos abonnés font partie intégrante de l’aventure. On ne veut pas qu’il y ait trop de séparation entre nous, puisque ce qu’on veut, c’est faire du journalisme pour les gens.

 
Alice Fabre est aussi sur Twitter, et elle animera pour Sorb’on un atelier du journalisme le 25 février.

Le crowdfunding d’Explicite se terminera à la fin de la semaine : pour faire un don, c’est ici. 

Marie Fiachetti

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