Au cours des années 80 et 90, l’enseignement français s’est largement démocratisé : plus d’élèves, plus de diversités sociales, allongement drastique de la durée moyenne de scolarisation, croissance du nombre d’élèves réussissant l’épreuve du baccalauréat, etc. Mais deux constats s’offrent à nous. Le premier est que la réussite scolaire semble toujours autant socialement déterminée. Le deuxième, qui découle du premier, est que la démocratisation quantitative ne s’est pas accompagnée d’une démocratisation du savoir. Il est donc essentiel de s’intéresser aux différents types d’inégalités scolaires et aux mécanismes qui expliquent que « les jeunes issus du milieu ouvrier sont largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur » (Observatoire des inégalités).
Toutes les enquêtes sur le sujet le confirment : notre système scolaire ne parvient pas à réduire les inégalités existantes au sein de notre société. Au contraire, on sait, comme l’ont montré certains travaux fondateurs en sociologie, qu’il a tendance à les reproduire. D’autres travaux plus récents ont montré qu’il produit des inégalités spécifiques. Les travaux fondateurs, comme ceux de Bourdieu et Passeron (1964, 1971) sur lesquels on reviendra, mettaient en avant les dispositions culturelles transmises par la famille comme déterminantes dans la réussite scolaire. Depuis, d’autres facteurs ont été mis en lumière, par des chercheurs soucieux de nuancer la rentabilité scolaire du capital culturel.
La surreprésentation des enfants de cadres dans l’enseignement supérieur
Avant de comprendre les inégalités scolaires, il faut les situer. Un bon indicateur de celles-ci sont la sur-représentation des étudiants issus des milieux les plus favorisées ou la sous-représentation des étudiants issus de catégories populaires. L’Observatoire des inégalités relevait en 2013 que les jeunes issus du milieu ouvrier représentent « 10,7 % des étudiants selon le ministère de l’Éducation nationale alors qu’ils constituent 29,2 % des jeunes de 18 à 23 ans ». Alors, qu’inversement, «les enfants de cadres supérieurs représentent 30 % des étudiants et 17,5 % des 18-23 ans ».
Qu’en est-il à l’université ? Toujours selon l’Observatoire des inégalités, «pour l’ensemble des filières, les enfants de cadres sont trois fois plus présents que les enfants d’ouvriers. Dans les classes préparatoires et les écoles d’ingénieurs, c’est huit fois plus ». Pire, les enfants d’ouvriers « disparaîtraient » au fil des études. On note que, «Sur 823 633 étudiants en licence en 2014-2015, 14,6 % sont enfants d’employés, 12,7 % d’ouvriers. En master, ces données tombent respectivement à 9,7 % et 7,8 % pour un effectif de 453 721 étudiants et en doctorat à 7 % et 5,2 % (pour 35 482 étudiants)».
Les inégalités culturelles et langagières à l’origine des inégalités scolaires ?
Il faut considérer ces chiffres comme le résultat d’un processus de longue durée. L’explication classique pour expliquer ces disparités est que les enfants des classes supérieures hériteraient de leurs familles d’un capital culturel qui, sous sa forme incorporé, se transformerait dans l’école en un avantage réel. Qu’est ce que le capital culturel « incorporé » ? C’est l’ensemble des ressources culturelles qu’un individu (langage, culture générale, outils intellectuels, dispositions corporelles et esthétiques, manière de se tenir et de parler, goûts raffinés) acquiert lors de différents processus de socialisation (échange avec les pairs, consommation de biens culturels).
Pour que ces inégalités sociales se convertissent en inégalité scolaire, il est nécessaire que l’école les ignore en première instance. Selon Bourdieu et Passeron, l’école reproduit les inégalités sociales entre les enfants en reproduisant les inégalités culturelles et en les consacrant par et dans les jugements scolaires. Les contenus et les évaluations proposés aux élèves relèveraient d’une culture dite « légitime » (constituée de produits valorisés socialement, comme les arts & les lettres), émanant des groupes sociaux dominants.
C’est dans les dispositions acquises par les élèves dans le cadre familial et leur proximité plus ou moins grande avec les attentes scolaires que s’opère très tôt la différenciation entre les élèves. Les enfants issus des classes dominantes seraient donc disposés à réussir à l’école, puisque l’enseignement dispensé correspondrait à « leur » culture. La première des inégalités reproduites dans le cadre scolaire est l’inégalité face au langage. Toutes les classes sociales n’usent pas du langage de la même façon, et l’école privilégie « les situations où les élèves doivent mettre en jeu des usages de la langue auxquels certains d’entre eux ne sont pas habitués dans leur cadre familial », ce qui tend à reproduire les inégalités langagières plus qu’à les atténuer.
L’intérêt de tels travaux a dénaturalisé deux « fictions ». La réussite scolaire n’est pas issue d’un don, mais d’un mécanisme social. La culture scolaire n’aurait rien « d’émancipatrice », mais serait l’instrument d’un rapport social de domination en rendant la reproduction légitime. Mais il faut nuancer ces conclusions. Premièrement, des travaux comme ceux de Dominique Pasquier montre que l’École, aujourd’hui, n’est plus un lieu d’imposition d’une culture légitime. Deuxièmement, la transmission du capital culturel n’est ni totalement verticale, ni automatique. Par exemple, il ne suffit pas d’emmener son enfant régulièrement au théâtre ou d’avoir une grande bibliothèque chez soi pour en faire un grand lecteur. Il faut transmettre en premier lieu un goût pour la lecture. La réussite des enfants issus de familles « très cultivées » n’est donc pas garantie, tout comme un « goût » pour « la culture dominante » peut potentiellement naître chez n’importe qui.
Des inégalités liées à l’organisation du système scolaires
Les inégalités sociales ne se convertissent pas en inégalité scolaire que par la transmission du capital culturel. Elles sont aussi consacrées dans le déroulement même des études. Deux effets sont ici très importants. D’une part, la ségrégation scolaire. Si l’on considère les parents issus des classes moyennes et supérieures comme des stratèges, la première des stratégies qu’ils adopteraient serait celle du choix de l’établissement. Tout porte à croire que l’agrégation dans certaines écoles et certaines classes d’élèves défavorisées par leur origine socio-économique ou encore par leur capital culturel, pénalise les élèves sur le plan de l’apprentissage.
C’est d’abord, pour le professeur, une difficulté à instaurer une dynamique pédagogique, et des exigences revues à la baisse. En outre, la ségrégation scolaire produit au niveau individuel comme collectif des stigmates sur les élèves qui se retrouvent déconsidérés sur le plan scolaire et personnel (étude de Georges Felouzis). La ségrégation produit à la fois des croyances en la faiblesse des élèves et des effets réels sur la qualité de l’enseignement dispensé, issu notamment de ces croyances.
La deuxième stratégie est celui du choix de la filière, et du suivi de l’enfant lors des processus d’orientation. Au niveau international, tous les systèmes avec filières renforcent les inégalités scolaires. La France, où les élèves sont séparés dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement supérieur ne fait pas exception. Les inégalités sont particulièrement marquées dans l’enseignement secondaire. Entre les filières générales d’une part et les filières technologiques et professionnelles d’autre part.
Par exemple, selon l’Observatoire des inégalités, «31 % des enfants d’ouvriers ayant eu leur bac l’ont eu dans une filière générale en 2012, 23 % dans une filière technologique et 46 % dans une filière professionnelle. Alors que, « les trois quarts » des enfants de cadres « ont eu un bac général». Ces inégalités se prolongent dans l’enseignement supérieur, ou les BTS et les IUT sont beaucoup plus «ouverts» que les classes préparatoires et les universités, mais ne permettent pas d’accéder aux mêmes niveaux d’emplois.
Les inégalités scolaires sont donc issues de plusieurs processus imbriqués. Le monde social comme l’école elle même contribuent à les produire. Mais soyons optimistes. Elles ne sont pas absolument indépassables. Certains élèves passent entre les mailles du filet. Et une refonte des pratiques d’enseignement est toujours possible. Car en dernier ressort, ce sont nos pratiques d’enseignements plus ou moins transparentes en fonction du capital culturel de l’élève, et nos systèmes de notation individuel et arbitraire, qui sont le plus en cause. Avant une révolution du grand monde social, pensons à une révolution du petit monde de l’école.
Pour aller plus loin :
- Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, Minuit, 1970
- Georges Felouzis, Les inégalités scolaires, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2014, 128 pages
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Draelants Hugues, Ballatore Magali, « Capital culturel et reproduction scolaire. Un bilan critique », Revue française de pédagogie, 1/2014 (n° 186), p. 115-142
Crédit dessin : Frédéric Deligne
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