La destruction de l’université française est un livre paru à l’automne dernier aux éditions La fabrique. Dans ce livre, traitant de l’institution dans laquelle nous évoluons pour beaucoup d’entre nous, Christopher Granger, historien, membre du Centre d’histoire sociale du XXe siècle (Paris 1/CNRS) traite de ce qu’il décrit comme la débâcle actuelle de l’université. Cette débâcle s’est enclenchée sur la notion « d’économie du savoir », qui a provoqué la destruction de tout ce qui faisait de l’université, l’université :
- D’une part l’autonomie de ce monde à part vis-à-vis de tous les autres
- D’autre part le principe de continuité des professions universitaires, garantes d’un enseignement de qualité et de la souveraineté du métier de chercheur sur lui-même.
Il est nécessaire de rappeler que l’invention de l’université, au sens où on l’entend, procède de deux opérations ayant eu lieu au début du vingtième siècle, sous la Troisième République :
Première opération, l’autonomisation vis-à-vis du pouvoir politique, qui a permis aux professeurs la détermination libre du contenu des cours, d’élire eux-mêmes leurs collègues les plus méritants aux chaires, et donc de libérer les carrières de l’autorité centrale. Cette autonomisation, c’est aussi une libération de la « grande bourgeoisie de l’argent », qui a permis une professionnalisation d’hommes (mais aussi un peu de femmes) ne dépendant plus d’intérêts privés et pouvant se consacrer à la connaissance pour la connaissance.
Deuxième opération, le monde universitaire s’est doté d’une organisation interne linéaire, c’est-à-dire de ponts entre les différents statuts (professeurs titulaires, subalternes…), créant ainsi une division du travail universitaire où une position subalterne et incertaine n’est envisagée que comme un simple début de carrière, où la promotion est possible. Ainsi, l’université devient un « lieu professionnel, avec ses régularités, où s’élabore et se dispute une représentation partagée du savoir ».
Comment s’est opérée la destruction de l’université ?
L’université a bien sûr connu diverses « crises », dans les années 30, et dans les années 60-70, provoquées notamment par l’augmentation brusque des effectifs des étudiants et des chercheurs (et donc de subalternes/non-titulaires, dont le statut est de plus en plus problématique). Le monde universitaire est bousculé, réformé de nombreuses fois au début des années 80, mais chaque changement maintient toujours le même schéma linéaire d’organisation du métier institué au début du vingtième siècle. Le processus qui nous intéresse a été véritablement initié dans les années 90, est est toujours en cours.
Pour l’auteur du livre, « l’université a été soumise, corps et biens, aux lois du marché ». Il s’évertue à étudier l’accaparement par le capitalisme libéral de l’institution universitaire qui a « défait » le monde universitaire et de l’entreprise de dérégulation qui l’a accompagné. Point de départ de cette destruction, une rhétorique de « crise » qui autorise toutes les « réformes ». C’est par l’OCDE et la Banque mondiale que ce qu’il qualifie de liquidation a commencé. Ces organismes non-étatiques, sous couvert de neutralité, ont assuré la diffusion à l’international des « catégories néolibérales d’entendement et de gouvernement d’à peu près tout ». L’application de ces catégories a touché des États réduits à l’état de simple instance de gestion bureaucratique de la chose économique, et bien sûr des universités qui en dépendaient notamment dans la garantie de leur financement, et donc de leur indépendance.
L’université, depuis la fin des années 90 a été mondialement convertie à ce nouveau dogme. Le point de départ de cette conversion, c’est sans doute le rapport de l’OCDE en 1996, intitulé l’Économie fondée sur le savoir. L’idée élaborée en son sein, par des groupes de recherche de l’OCDE et des think tank industriels est celle « d’économie du savoir ». S’il y a du chômage, c’est que les universités forment mal les étudiants aux besoins des entreprises. Si l’activité économique ralentit, c’est que le savoir universitaire peine à produire les innovations dont l’entreprise a besoin, etc. La croissance mondiale nécessiterait donc une économie fondée sur le savoir et un savoir fondé sur l’économie. L’université doit donc se réformer.
Autre texte fondateur, en 1998, de la Banque mondiale cette fois, Le Financement, et la gestion de l’enseignement supérieur, explique que l’enseignement supérieur est en crise au regard des indicateurs économiques. La Banque mondiale somme les États de réformer, de soumettre leurs universités à une « gestion managériale ». Le rapport préconise également de « privatiser le financement des universités (…), d’ajuster la formation des étudiants aux besoins du marché du travail (…) et enfin d’opérer le rapprochement de l’université et des entreprises, notamment en encourageant, dans la conduite des recherches universitaires, la production de savoirs porteurs de débouchés commerciaux ou d’innovation industrielle ». Ces impératifs, basés sur le modèle américain, se sont de plus en plus répandus notamment dans l’Union Européenne, où membres des champs académiques et politiques œuvrent en faveur d’une réforme universitaire.
Quelles conséquences pour l’université ?
L’attaque la plus frontale faite à l’université en tant qu’institution a été celle à l’encontre de ses financements publics. En 2005, le journal américain The Economist, expliquait que le grand mal de l’université était « la main invisible de l’Etat ». La puissance publique aurait « asséché le financement des universités ». Tout au long des années 2000, des réformes se sont attachées à couper cette main invisible. Les universités, grandes comme petites, se sont vu imposer, sous prétexte d’une autonomie, une exigence d’auto-financement. Pour élaborer des recherches, ou payer le personnel, les universités doivent courir les capitaux privés. Cette situation place les universités dans une situation de concurrence généralisée, pour l’attraction d’étudiants payeurs, pour le marché des formations professionnelles et pour la captation des financements privés. Aujourd’hui, 1/4 des universités françaises sont en état de quasi-faillite. Ces dettes massives, qui touchent y compris des universités comme Paris 1, sont quasi devenues un instrument de gouvernement, au sens où elles imposent à des universités désormais en « besoin de financement », l’urgence d’un mode libéral de gouvernance.
Le meilleur exemple de ces réformes reste la loi LRU ou « réforme Pécresse », votée à l’été 2007 par presque la totalité des forces en présence, et dont la politique d’Hollande s’inscrit dans la continuité. Cette réforme, en accordant aux universités une « autonomie », les rend en vérité « dépendantes d’usages et d’enjeux qui ne relèvent plus d’elles ». Elle soumet l’université à des nouveaux modes de « gouvernance », qui fait de présidents d’universités « tout-puissants », des chefs d’entreprises, mettant en place une organisation managériale. Les réformes organisent également une dépossession, un changement de la nature de l’intervention étatique : les instances chargées des choses universitaires sont de en plus colonisées par des acteurs du monde économique, qui dirigent au nom d’une expertise, d’un savoir réel qui tue toute forme de réflexion critique sur la formulation des problèmes et la réponse à apporter.
Pour les étudiants ?
Ces modes de gouvernance ont une conséquence sur l’enseignement dispensé, de plus en plus « professionnalisant », passant de la transmission de « connaissances » à celle de « compétences professionnelles », à des étudiants, de plus en plus considérés comme des « clients », auxquels il est naturel de demander une contribution supérieure au financement de leurs études. Les universités cherchent avant tout à assurer l’insertion professionnelle de leurs « étudiants-clients ». Cela s’opère par un rapprochement avec le sacrosaint milieu de l’entreprise, qui tend de plus en plus vers un « co-pilotage des enseignements ».
Cette volonté de professionnalisation s’exprime aussi par la multiplication des licences et des masters dits « professionnels » et une modification de la morphologie des enseignements, qui consacrent des disciplines plus « professionnalisées » comme l’informatique, ou les sciences de gestion et économiques. En ce sens, les sciences humaines – régulièrement pointées du doigts pour leur manque d’utilité – constituent toujours un îlot d’indépendance et de réflexivité. Pauvre, car largement non financé. Mais indépendant.
Pour le monde de la recherche ?
Le monde de la recherche, lui, n’a plus autonomie dans la détermination des thèmes prioritaires de recherches, ni dans la visée de celle-ci, supposée produire de l’innovation industrielle. La recherche a simplement pour mission de dynamiser l’activité économique. Ce sont les sciences du vivant qui sont le plus soumises. Il n’y a plus de frontières entre recherche publique et privée. Et les pouvoirs publics se chargent d’entretenir la confusion : le Crédit d’Impôt Recherche, gigantesque niche fiscale, contribue à un transfert des fonds publics destinés à la recherche vers le secteur privé. Les chercheurs, sont de fait complices de l’instrumentalisation de leurs travaux, au sens où leur mise en concurrence et une forme de « fièvre de l’évaluation » leur imposent des valeurs qui sont celles du dehors.
Le monde de la recherche a par ailleurs, rompu avec sa propre continuité. La gouvernance nouvelle oblige à une efficience financière, à des économies. Ceux qui en souffrent le plus, outre les étudiants, ce sont les universitaires eux-mêmes, de plus en plus précaires. Une enquête du collectif Pécres en 2011 relève que 45 à 50.000 précaires peuplent les universités du pays. Ces précaires, ce sont des contractuels au destin de plus en plus incertains, et même des vacataires, payés à l’heure et « embauchés à la marge du salariat ». Mal payés (on peut parler de misère matérielle pour certains) ces titulaires d’un doctorat prodiguent souvent des enseignements équivalents aux titulaires, mais sont soumis à des logiques de flexibilité et de turn-over, faisant d’eux les entrepreneurs d’une carrière qui s’assimile à un long purgatoire. Ils donnent des cours, corrigent des copies, accordent des diplômes, mais c’est leur statut, prolongé, qui est important. Ce qu’il faut retenir, c’est que leur position ne communique pas avec le reste de la profession.
Que faire ?
Un retour en arrière ? Facile à dire. Pas forcément nécessaire, diront d’autres. Peut-être à raison. Ce qu’il faut, selon l’auteur, c’est s’accorder sur notre définition de ce que doit être l’université. De la fonction qu’elle est supposée remplir. Je vous épargnerai la sienne, qui est, si vous êtes arrivés à ce paragraphe, évidente. Je vous épargnerai la mienne, tout aussi transparente. Cet article, sur ce livre, est une invitation à la réflexion, avant la révolte. Peut-être. Demandez-vous si l’état actuel des choses vous satisfait, ce que vous attendez en pénétrant en Sorbonne, et venez en débattre avec nous. Je vous conseille en tout cas la lecture de ce livre, dont les pistes de réflexion dépassent ces quelques lignes.
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